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Actes de la huitième Session d'information (arrêts rendus en 2001, Cahiers du CREDHO n° 8)

Sommaire...

 

Droits de l'Homme et prison

Les développements récents de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme*

 

par

 

Françoise TULKENS

Juge à la Cour européenne des droits de l'Homme 

 

 

Introduction

 

Quels sont les apports de la Convention européenne des droits de l'Homme et de la jurisprudence de la nouvelle Cour (1998-2001) à la question de la prison ? J’inscrirai cette question dans le contexte du développement progressif du droit pénitentiaire que l’on observe aussi bien en droit interne qu’en droit international et qui est qualifié par certains de “ révolution tranquille ”[1] et par d’autres d’“ illusion internationale ”[2].

 

Si, comme nous le verrons, de nombreuses dispositions de la Convention européenne des droits de l'Homme croisent, directement ou indirectement, la question de la peine et de la peine privative de liberté, en fait la Convention n’a pas été élaborée, de manière spécifique, pour les détenus. Ce sont dès lors les dispositions générales de la Convention qui peuvent et doivent être mobilisées pour interroger, au regard des droits de l'Homme, la question de la détention, sous la seule réserve toutefois que la Cour ne pourra examiner la situation des détenus ou de la détention que dans la mesure où celle-ci porte atteinte à un droit garanti par la Convention. D’un côté, les droits garantis par la Convention valent pour tout le monde, donc aussi pour les personnes détenues. La privation de liberté ne constitue pas, en principe, une limitation aux droits fondamentaux. La théorie des limitations implicites inhérentes à la privation de liberté, initialement utilisée par la Commission européenne des droits de l'Homme, a été rejetée par la Cour dans l’arrêt Golder c/Royaume-Uni du 21 février 1975 : toutes les limitations aux droits fondamentaux doivent être strictement légitimées selon les critères de la Convention. Comme l’a affirmé la Cour, “ la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons ” (arrêt Campbell et Fell c/Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 69). D’un autre côté, les limitations aux droits garantis qui sont inscrites dans la Convention elle-même (notamment dans les articles 8 à 11) s’appliquent aux détenus comme à tous les autres justiciables.

 

C’est dans ce contexte que j’examinerai, à la lumière de la jurisprudence récente de la nouvelle Cour européenne des droits de l'Homme qui est entrée en fonction le 1er novembre 1998, les ressources fournies par certains des droits garantis par la Convention. Mais il convient de rappeler que la Cour ne peut intervenir que si elle est saisie et après l’épuisement des voies de recours internes car nous croisons ici une difficulté majeure. L’accès des détenus aux juridictions internes n’est déjà pas chose aisée, en raison notamment de leur situation de vulnérabilité sociale. Les obstacles sont tout autant économiques que sociaux et culturels. Il est encore plus difficile pour les juridictions internationales. Inversement, la décision de recevabilité du 18 septembre 2001 dans l’affaire Kalashnikov c/Russie mérite aussi d’être signalée. Au gouvernement qui soulevait l’exception du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour répond que s’il est sans doute exact que le requérant n’a pas utilisé les différents recours qui existaient à l’époque des faits, elle observe que les problèmes qui résultent de la surpopulation dans les établissements où les détenus sont en détention préventive sont apparemment de nature structurelle et ne concernent pas seulement sa situation individuelle. Le gouvernement n’apporte donc pas la preuve que ces recours auraient pu corriger la situation, étant donné les difficultés économiques auxquelles sont confrontées les autorités pénitentiaires (“ given the acceptable economic difficulties of prison administration ”).

 

I • Le droit à la vie

 

Si des détenus décèdent en prison (combien chaque année ?), la question qui se pose est celle de la responsabilité des autorités qui doivent protéger le droit à la vie. La Cour pourrait être saisie de requêtes suite à des grèves de la faim dans des prisons en Turquie qui ont conduit à la mort des détenus.
 

A. Le suicide en prison

 

Dans la requête Keenan c/Royaume-Uni (arrêt du 3 avril 2001, 3ème section), la mère d’un jeune détenu, malade mental, qui s’est suicidé pendant qu’il était placé en isolement cellulaire, pour des raisons disciplinaires, invoque l’article 2 de la Convention et le devoir qui incombe à l’État de protéger le droit à la vie. Après avoir rappelé que l’article 2 ne se limite pas à une abstention d’agir mais contient aussi une obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour protéger ce droit, la Cour estime que l’obligation ne peut être impossible ou disproportionnée et que le risque, dès lors, que les autorités doivent prévenir doit être connu et prévisible (§§ 88-89). Dans les circonstances de l’espèce, elle estime que les responsables de la prison ont adopté une “ réponse raisonnable ” à la situation du fils de la requérante, notamment par une supervision médicale journalière et un contrôle toutes les quinze minutes (§ 98). Elle conclut à la non-violation de l’article 2 de la Convention.

 

La requête Younger c/Royaume-Uni, actuellement pendante devant la Cour, concerne également le suicide en prison du fils de la requérante. En l’espèce, une question se pose, au niveau de la recevabilité, quant au délai de six mois pour introduire la requête devant la Cour (article 35 § 1 de la Convention). Ce délai doit-il être calculé à partir du décès ou à partir des résultats de l’enquête sur le décès de son fils ?

 

B. Des meurtres commis par des détenus et la responsabilité de l’État

 

J’évoquerai ici une situation voisine : il s’agit de requêtes présentées à la Cour par les parents de victimes qui soulèvent, sous le visa de l’article 2 de la Convention, la question de la responsabilité de l’État pour des meurtres commis par des détenus en permission de sortie.

 

La requête Bromiley c/Royaume-Uni a été déclarée irrecevable, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, par une décision de la Cour (3ème section) du 23 novembre 1999. Certes, l’article 2 impose à l’État l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection du droit à la vie des personnes relevant de sa juridiction. Toutefois, l’étendue de cette obligation dépend des circonstances de l’affaire et notamment des choix opérationnels effectués en termes de priorité et de ressources. Il est donc nécessaire d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. En l’espèce, aucun élément ne permet d’affirmer que les autorités savaient ou auraient dû savoir, que la personne détenue risquait de commettre un crime violent si elle bénéficiait d’une permission de sortie. Il n’existait aucun diagnostic médical, notamment de maladie mentale, indiquant que le détenu représentait une menace pour la vie et, auparavant, il avait réintégré à deux reprises la prison à l’issue de ses permissions, sans aucun incident. Il n’existait donc aucun élément indiquant que si l’intéressé ne revenait pas de sa permission, la fille de la requérante courait un risque prévisible. Il n’apparaissait pas non plus que les autorités avaient manqué à l’obligation de prendre les mesures dont elles pouvaient raisonnablement disposer afin de garantir la “ capture ” de la personne détenue avant qu’elle ne commît un nouveau crime. Dès lors, le départ de l’intéressé en permission, peu avant la fin de sa peine, ne révèle en soi aucun manquement à l’obligation de protéger la vie de la fille de la requérante.

 

En revanche, la requête Mastromatteo c/Italie a été déclarée recevable par une décision de la Cour (2ème section) du 14 septembre 2000. En l’espèce, le meurtrier du fils du requérant se trouvait en semi-liberté et avait obtenu une permission de sortie de quarante-huit heures, au terme de laquelle il n’avait pas regagné la prison. Le juge d’application des peines chargé du suivi de la détention avait accordé la permission de sortie en considérant, sur la base des rapports établis par les autorités pénitentiaires quant à son comportement en milieu carcéral, qu’il ne présentait pas de danger pour la société. Toutefois, le détenu se vit octroyer cet aménagement de la peine sans que le rapport de personnalité prescrit par la loi, dans cette hypothèse, n’ait été établi. Par ailleurs, le juge d’application des peines n’a pas fait usage de la faculté dont il disposait de demander à la police des renseignements complémentaires afin d’évaluer si le détenu et ses complices avaient conservé des liens avec des organisations criminelles opérant à l’extérieur de la prison. De tels renseignements auraient, en effet, pu justifier un refus d’octroi de la permission de sortie. Enfin, bien que la permission ait été assortie de mesures de contrôle, la police ne semble pas avoir exercé, à cette occasion, une quelconque surveillance sur l’intéressé. Cette affaire a fait l’objet d’un dessasissement au profit de la Grande chambre qui tiendra une audience en mars 2002.

 

II • L’interdit de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants

 

La Cour a plusieurs fois répété que l’article 3 exprime une des valeurs les plus fondamentales de la société démocratique et requiert une vigilance extrême. Il ne peut subir ni dérogation, ni restriction car il contient une garantie absolue, intangible “ même dans les circonstances les plus difficiles, telles la lutte contre le terrorisme et le crime organisé ” (Selmouni c/France, arrêt du 28 juillet 1999, Grande Chambre, § 95 ; Daktaras c/Lituanie, arrêt du 10 octobre 2000, 3ème section, § 32). L’article 3 traduit aussi le caractère objectif des droits fondamentaux : les personnes les possèdent en raison de la dignité attachée à la personne humaine, quels que soient les actes qu’elles ont commis (V. et T. c/Royaume-Uni, arrêts du 16 décembre 1999, Grande Chambre).

 

En l’absence de définition des comportements prohibés par l’article 3, la Cour européenne des droits de l'Homme doit procéder à une interprétation de cette disposition, interprétation autonome et évolutive, qui est au cœur de l’effectivité de la garantie prévue par la Convention. Toutefois, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle, l’interprétation par la Cour de l’article 3 de la Convention, qui consacre un standard minimum, se distingue de la préoccupation du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) qui, dans l’exercice de sa fonction de prévention, peut pointer et identifier des situations plus larges. Même si la situation est en dehors de notre sujet limité à la détention en prison, rappelons que la torture a été retenue pour la première fois par la Cour dans l’arrêt Selmouni c/France du 28 juillet 1999 ainsi que dans les arrêts Salman c/Turquie du 27 juin 2000 et Ilhan c/Turquie du même jour. Par ailleurs, l’article 3 contient une distinction entre la notion de torture et de peine ou traitement inhumain ou dégradant. Si les peines ou traitements inhumains visent l’intégrité et concernent plus particulièrement des lésions ou des souffrances physiques ou morales, les peines ou traitements dégradants s’attachent plutôt à la dignité de la personne, en suscitant chez elle peur, angoisse, avilissement. Ainsi, dans l’arrêt Valasinas c/Lituanie du 24 juillet 2001, la Cour estime que le fait d’obliger le requérant à se dévêtir entièrement en présence d’une femme officier qui a procédé ensuite à une fouille intime “ manifeste un manque évident de respect et diminue en fait la dignité humaine. Ceci a dû le laisser avec un sentiment d’angoisse et d’infériorité susceptible de l’humilier et de le déstabiliser ” (§ 117). Elle conclut dès lors, en ce qui concerne cette fouille, à un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Dans l’affaire H.G. c/Suisse, le requérant se plaignait, au titre de traitement inhumain et dégradant, du fait d’être autorisé à sortir en ville mais menotté. La Cour a cependant pris une décision d’irrecevabilité le 15 novembre 2001 (4ème section) dans la mesure où, d’une part, le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes et où, d’autre part, il ne pouvait plus être considéré comme victime au sens de l’article 34 de la Convention : le président de la cour cantonale a en effet ordonné une sortie sans menottes dans la mesure où pareille situation constituait une violation de la dignité humaine.

 

Enfin, afin d’assurer aux droits fondamentaux leur effectivité la plus large, la Cour a depuis longtemps précisé qu’un risque sérieux, réel, immédiat, d’agissements prohibés par l’article 3 peut aussi tomber sous le coup de cette disposition (Soering c/Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, §§ 82 et 91) et cette jurisprudence se trouve confirmée dans la décision d’irrecevabilité du 16 octobre 2001 de la nouvelle Cour dans la requête Einhorn c/France : “ La Cour rappelle que le fait que, consécutivement à sa condamnation à mort, un détenu se trouve exposé au syndrome du couloir de la mort peut, dans certains cas et eu égard notamment au temps à passer dans des conditions extrêmes, à l’angoisse omniprésente et croissante de l’exécution et à la situation personnelle de l’intéressé, être considéré comme un traitement dépassant le seuil fixé par l’article 3 de la Convention ” (§ 26). Dans l’affaire Nivette c/France, qui a fait l’objet d’une décision d’irrecevabilité du 3 juillet 2001, la Cour, après avoir eu des assurances que le requérant ne serait pas envoyé dans le couloir de la mort, s’est attachée à vérifier si le requérant risquait effectivement une condamnation à la prison à vie incompressible dans l’État vers lequel il devait être extradé. La requête Yang Chun Jin alias Yang Xiaolin c/Hongrie, concernant l’extradition vers la Chine où le requérant risque la réclusion, a été rayée du rôle par un jugement du 8 mars 2001, en application de l’article 37 § 1 b) de la Convention, suite à la décision du ministre de la Justice de refuser l’extradition et au départ du requérant vers la Sierra Leone.

 

A. Le champ d’application

 

En ce qui concerne le champ d’application de l’article 3 de la Convention, la Cour indique que la détention ordinaire ne rentre pas, en tant que telle, dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. A contrario, en ce qui concerne les détenus, les souffrances doivent aller au-delà de celles que comportent inévitablement les exigences légitimes de la peine. Toute la question, bien sûr, est de savoir quelles sont, concrètement, les “ exigences légitimes de la peine ”, ce qui pose nécessairement la question du but de la peine et de la peine privative de liberté. La frontière est étroite car, inversement, on pourrait soutenir qu’un emprisonnement qui met en péril les objectifs mêmes de la détention, à savoir la prévention et la réinsertion, est susceptible de constituer en lui-même un traitement inhumain et dégradant. Cette observation rejoint, d’une certaine manière, une question soulevée, en France, dans le rapport du premier président de la Cour de cassation, M. G. Canivet : les surveillants regrettent que dans leur travail quotidien, la mission de réinsertion de la prison ne soit pas prise en compte et que cette tâche est considérée comme résiduelle, voire utopique, par rapport aux impératifs de sécurité.

 

Les contours de la “ détention ordinaire ” ne sont pas non plus, quant à eux, aisés à déterminer. Ainsi, la question de la détention en attente d’expulsion commence à se poser de manière de plus en plus fréquente. Dans l’affaire Zhu c/Royaume-Uni (décision du 12 septembre 2000, 3ème section) qui concernait les conditions de détention d’une personne dans l’attente de son expulsion, la Cour a certes déclaré la requête irrecevable. Mais elle a cependant précisé qu’il n’est pas souhaitable que les détenus dans l’attente d’une expulsion soient enfermés dans les mêmes établissements que les condamnés. En l’espèce, toutefois, les autorités pénitentiaires ont fait des efforts pour atténuer les désagréments de cette situation (un interprète fut mis à la disposition de l’intéressé et des mesures spéciales furent prises après sa tentative de suicide pour prévenir toute récidive, ce qui permet d’établir qu’il a été tenu compte des tendances suicidaires du requérant). Enfin, et ceci pose aussi la question de la “ détention ordinaire ” au regard de la diversification des peines et mesures de sûreté, le grief fondé sur le fait qu’une personne, après avoir subi sa peine, reste sous surveillance pour le reste de sa vie, a été jugé jusqu’à présent par la Cour comme en dehors du champ d’application de l’article 3 de la Convention.

 

Enfin, une nouvelle question se pose de manière de plus en plus insistante, celle de la compatibilité d’une peine perpétuelle incompressible avec l’article 3 de la Convention. Dans la requête Einhorn c/France, “ la Cour n’exclut pas que la condamnation d’une personne à une peine perpétuelle incompressible puisse poser une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention ” (décision du 16 octobre 2001), faisant référence notamment au Rapport général sur le traitement des détenus en détention de longue durée du Comité européen pour les problèmes criminels (1977) et la Résolution (76)2 “ sur le traitement des détenus en détention de longue durée ” adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (§ 27). En l’espèce, toutefois, la Cour a déclaré la requête irrecevable car les autorités de Pennsylvanie pouvaient commuer une peine de réclusion perpétuelle en une autre durée, susceptible de permettre la libération conditionnelle.

 

B. Les conditions d’application

 

Trois éléments sont généralement requis comme conditions d’application de l’article 3 : l’intention, la gravité et l’absence de justification. Même si, par souci de clarté, nous partons de ces différentes conditions, il convient d’observer qu’elles sont relatives et ont peut-être même tendance à s’estomper.

 

1) L’élément intentionnel

 

Cet élément se retrouve, par exemple, dans l’arrêt Magee c/Royaume-Uni du 6 juin 2000 (3ème section) : l’austérité des conditions de détention, rapportées notamment par le CPT, était conçue pour exercer une pression psychologique et briser la résolution de l’intéressé de garder le silence. La question de savoir si le traitement infligé avait pour but d’humilier ou de rabaisser la victime est un élément qui a été pris en compte dans les arrêts V. et T. c/Royaume-Uni du 16 décembre 1999 où la Cour a estimé que le procès pénal qui a été imposé aux deux enfants, âgés de onze ans à l’époque du procès, ne constituait pas, notamment pour cette raison, un traitement dégradant (§§ 71 et 69). Néanmoins, elle a précisé que l’absence de pareille volonté ne saurait, en tant que telle, exclure dans tous les cas un constat de violation de l’article 3.

 

L’élément intentionnel pose toutefois la question des traitements objectivement inhumains et dégradants. Jusqu’à présent, la Cour ne sanctionnait que des formes ou plutôt des actes de mauvais traitements qui sont infligés de manière violente et non justifiée, dans le but d’humilier ou de rabaisser la personne, ce qui excluait notamment les mauvais traitements liés aux conditions de vie elles-mêmes en prison : surpopulation chronique, insuffisance des règles d’hygiène, pauvreté et indigence, absence d’intimité, transfert des détenus, défaut ou absence de soins, etc. Une certaine évolution paraît cependant s’amorcer qui, d’une certaine manière, rejoint l’exigence formulée par l’article 1er des Règles pénitentiaires européennes : “ La privation de liberté doit avoir lieu dans des conditions matérielles et morales qui assurent le respect de la dignité humaine ”. En inversant la constatation de J.-P. Céré, cette évolution est peut-être liée, en partie tout au moins, au fait que les requérants placent désormais davantage le débat sur le terrain général des conditions de détention que sur celui des actes isolés de mauvais traitements[3].

 

Si certaines requêtes concernent les conditions générales de détention, d’autres interrogent ces conditions dans des lieux particuliers ou des situations particulières.

 

a) Les conditions générales de détention

 

J’évoquerai trois décisions successives qui s’attachent à cette question, tout en signalant que d’autres requêtes sont actuellement pendantes devant la Cour soulevant des problèmes du même ordre (Kalashnikov c/Russie, Shepelev c/Russie, Mikadze c/Russie, Gorodnichev c/Russie).

 

Dans l’arrêt Kudla c/Pologne du 26 octobre 2000, rendu en Grande Chambre, la Cour affirme, pour la première fois me semble-t-il, le droit de tout prisonnier à des conditions de détention conformes à la dignité humaine. Un tel droit implique que les modalités d’exécution de la peine de prison “ ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier soient assurés de manière adéquate, notamment par l’administration de soins médicaux ” (§ 94). En l’espèce toutefois, comme le requérant avait bénéficié en prison des soins médicaux (psychiatriques) que réclamait son état, il a été jugé qu’il ne pouvait se prévaloir de l’article 3.

 

Dans l’arrêt Dougoz c/Grèce (3ème section) du 6 mars 2001, la Cour a constaté une violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les conditions de détention du requérant, en attente d’expulsion, pendant 17 mois dans les locaux de la police. Bien que mon examen soit centré sur la détention en prison, j’y inclurai ce cas en raison de la durée de la détention. La Cour considère que les conditions de détention peuvent parfois constituer un traitement inhumain et dégradant et elle se réfère à la décision de la Commission européenne des droits de l'Homme dans l’affaire grecque (1969) qui a abouti à la conclusion que la surpopulation et les déficiences en matière de chauffage, de soins, de sommeil, de nourriture, de loisirs et de contacts avec le monde extérieur constituaient un traitement inhumain et dégradant. En examinant les conditions de détention, il importe de prendre en compte l’effet cumulatif de ces conditions, aussi bien que les allégations spécifiques faites par le requérant. En l’espèce, bien que la Cour n’ait pas mené une visite sur place, elle observe que les griefs du requérant sont confirmés par les conclusions du rapport du CPT du 29 novembre 1994 qui souligne que l’organisation des cellules et le régime de détention n’étaient pas acceptables pour une période qui excède quelques jours, que le taux d’occupation était largement excessif et que les dispositions sanitaires manquaient. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que les conditions de détention du requérant, en particulier une surpopulation sévère, jointes à la longueur de la période pendant laquelle il a été détenu dans de telles conditions, constituent un traitement dégradant contraire à l’article 3 (§§ 46-48).

 

L'affaire Peers c/Grèce qui a été plaidée devant la Cour le 5 octobre 2000 est sans doute encore plus nette et sa motivation plus explicite. Elle concerne les conditions de détention d'un héroïnomane à la prison de Koridallos, dans une unité séparée (segregation unit). Dans son jugement du 19 avril 2001 (2ème section), la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention. Dans la partie en fait, il est intéressant d’observer que la Cour rappelle, parmi les circonstances de l’affaire, les constatations et les recommandations contenues dans le rapport du CPT du 29 novembre 1994, suite à la visite effectuée à la prison de Koridallos en mars 1993 (§ 61). Dans la partie en droit, en réponse à l’objection du gouvernement selon laquelle le requérant aurait lui-même demandé à être détenu dans l’unité séparée, la Cour observe que le requérant n’a pas été, au départ, placé de son plein gré dans l’unité séparée mais qu'il s’agissait d’une décision de la direction en raison du fait qu’il souffrait du sevrage. Par après, lorsqu’il a demandé d’être transféré, il lui a certes été proposé de rejoindre une autre aile de la prison mais une aile où sont rassemblés les détenus toxicomanes et où, semble-t-il, de la drogue circule, ce qu’il refusa. Refus légitime, estime la Cour : dans ces conditions, on ne peut soutenir que le requérant consentit à être détenu dans l’unité séparée. Concernant alors les conditions de détention dans cette unité, la Cour se fonde sur les observations de la Commission européenne en ce qui concerne la taille, la lumière, la ventilation, la chaleur de la cellule du requérant dans laquelle il était enfermé le soir et la nuit et qu’il devait, en outre, partager avec un autre détenu (§ 72). Elle observe, en particulier, la situation de la toilette (de type asiatique), sans séparation (§ 73). Certes, la Cour admet qu’il n’y avait pas, en l’espèce, intention ou volonté d’humilier le requérant. Toutefois, si un tel facteur doit être pris en considération, l’absence de celui-ci ne peut conduire à exclure une violation de l’article 3 de la Convention (V. c/Royaume-Uni, 16 décembre 1999, § 71). En outre, en l’espèce, les autorités n’ont pris aucune mesure pour améliorer les conditions de détention du requérant objectivement inacceptables, et pareille omission dénote un manque de respect. Pendant au moins deux mois, le requérant a passé une partie importante de chaque 24 heures confiné sur son lit, dans une cellule surchauffée, sans ventilation, ni fenêtre. Il devait utiliser les toilettes en présence de l’autre détenu et lui-même devait assister aux besoins naturels de celui-ci. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du gouvernement selon lequel ces conditions n’auraient pas affecté le requérant d’une manière incompatible avec l’article 3 de la Convention. Au contraire, elle estime que les conditions de détention ont porté atteinte à la dignité humaine du requérant et ont fait naître en lui un sentiment d’angoisse et d’infériorité de nature à l’humilier et à briser sa résistance physique et morale.

 

En revanche, dans la requête Valasinas c/Lituanie, qui soulevait aussi la question des conditions générales de détention (surpeuplement, conditions sanitaires et nutritionnelles, encadrement médical, absence de travail), la Cour a mené une enquête sur place et elle a abouti en définitive à un constat de non violation de l’article 3 de la Convention (arrêt du 2001, §§ 98 à 113). 

 

b) Des lieux de détention

 

Deux requêtes c/les Pays-Bas (Van der Ven et Lorsé) ont fait l’objet de décisions de recevabilité le 28 août 2001 et elles concernent les conditions de détention dans des quartiers spéciaux, en l’espèce des unités de haute sécurité (“ EBI ”, extra beveiligheid inrichting et “ TEBI ”, tijdelijke extra beveiligheid inrichting) d’un centre pénitentiaire du sud du pays. Un des requérants qui purge une peine de quinze ans d’emprisonnement pour des infractions à la législation sur les stupéfiants et les armes à feu, a été détenu à l’EBI du 27 septembre 1994 au 15 janvier 2001 tandis que l’autre était en détention au TEBI depuis octobre 1997. Lors de sa visite, le CPT a considéré que le régime de l’EBI s’analysait en un “ traitement inhumain ”, car il se caractérise par une sévérité excessive à l’origine d’une insuffisance d’intimité et de contacts humains, ce qui entraîne la détérioration de l’état physique et psychologique des prisonniers.

 

De même, en ce qui concerne les lieux de détention, il est intéressant de signaler aussi qu’ont été déclarées recevables les requêtes de détenus condamnés à la peine capitale et qui se plaignent des conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort, dans l’attente de leur exécution (Nazarenko, Dankevich, Aliev et Khokhlich c/Ukraine, décisions du 25 mai 1999, 4ème section).

 

c) Des situations particulières

 

La requête introduite par M. Papon c/France soulève, quant à elle, la question des conditions et du régime de détention des détenus âgés et parfois, en outre, malades. Elle a été déclarée irrecevable par une décision de la Cour (3ème section) du 7 juin 2001 dans la mesure où la situation du requérant, liée à son âge avancé et à son état de santé, n’atteint pas, en l’état, un niveau suffisant de gravité pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Il en va de même en ce qui concerne les requêtes de A. Sawoniuk c/Royaume-Uni (décision d’irrecevabilité du 29 mai 2001, 3ème section) et E. Priebke c/Italie (décision partielle d’irrecevabilité du 5 avril 2001, 2ème section). Toutefois dans l’affaire Papon, comme l’observe J.-P. Céré, la Cour a affirmé clairement “ que la détention prolongée d’une personne âgée entre bien dans le champ de protection de l’article 3 de la Convention ”[4].

 

D’autres requêtes, de plus en plus nombreuses, posent la question des conditions et du régime de détention des détenus malades, notamment au regard des structures d’accueil et de soins[5]. Dans l’arrêt Hurtado c/Suisse du 28 janvier 1994, la Cour avait estimé que le droit de bénéficier de soins médicaux appropriés résulte d’une obligation positive de l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté et l’arrêt Kudla c/Pologne du 26 octobre 2000 prolonge cette jurisprudence en l’étendant aux mesures destinées à assurer le bien être des détenus (§ 94). La requête McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, qui est actuellement pendante, pose, pour la première fois, la question des soins médicaux en prison pour une détenue toxicomane. Actuellement, un nombre accru de requêtes sont adressées à la Cour qui posent, expressément, la question des libérations anticipées (et à travers celles-ci les procédures de grâce médicale) ou des suspensions de peine pour des détenus gravement malades, mettant en jeu un pronostic vital ou en phase terminale.

 

Enfin, dans l’arrêt Price c/Royaume-Uni du 10 juillet 2001, la Cour (3ème section) constate une violation de l’article 3 (traitement dégradant) dans le cas d’une jeune femme handicapée des quatre membres, victime de la thalidomide, condamnée pour contempt of court, et qui se plaignait des conditions de détention dans les locaux de la police et en prison, conditions manifestement inadaptées à son état.

 

2) La gravité

 

Même si le texte de l’article 3 ne l’exige pas expressément, la Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un “ seuil minimum de gravité ” (Irlande c/Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 163 ; Guzzardi c/Italie, 6 novembre 1980, § 107 ; Soering c/Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 111), avec une possibilité de déplacement ou de dégradé vers d’autres dispositions de la Convention, notamment l’article 8, lorsque ce seuil n’est pas atteint. Dans l’arrêt Ilhan c/Turquie du 27 juin 2000, on retrouve cette même forme de logique gradualiste dans l’articulation entre l’article 2 et l’article 3 de la Convention.

 

La détermination du seuil de gravité est relative, en ce sens qu’elle dépend à la fois des circonstances du cas d’espèce, telles que la durée et le régime de la détention ou ses effets physiques et mentaux, et de la situation de la victime, telles que le sexe, l’âge ou l’état de santé. Dès lors, le fait, par exemple, que les conditions de détention du requérant soient en deçà des Règles pénitentiaires européennes n’est pas suffisant en soi pour conclure à un traitement inhumain et dégradant. Cette appréciation du seuil de gravité, largement contextualisée, est extrêmement délicate et requiert une fine dialectique. D’un côté, il y a le risque perçu par certains d’une forme de banalisation du recours à l’article 3 de la Convention ; de l’autre, il y a le risque, évoqué par d’autres, de la “ banalité ” du mal.

 

En ce qui concerne les circonstances, dans l’affaire Messina c/Italie (décision du 8 juin 1999, 2ème section), la Cour a déclaré irrecevable le grief du requérant qui se plaignait d’un régime spécial de détention, en rappelant que “ l’interdiction de contacts avec d’autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection, ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains ”. En l’espèce, la Cour a estimé, d’une part, que l’isolement était relatif et, d’autre part, que ce régime se justifiait en raison des liens étroits du requérant avec le milieu mafieux. En outre, elle a constaté que le régime fut allégé suite à une décision de la Cour constitutionnelle, les autorités nationales ayant essayé de concilier les droits des détenus soumis à un régime spécial de détention avec les problèmes auxquels sont confrontées les autorités carcérales.

 

En ce qui concerne la situation de la victime, dans l’affaire Keenan c/Royaume-Uni où, comme nous l’avons vu, il s’agissait de la situation d’un jeune détenu souffrant de maladie mentale et placé en isolement disciplinaire, la Commission européenne des droits de l'Homme n’avait pas estimé qu’il y avait traitement inhumain et dégradant (rapport du 6 septembre 1999). La Cour ne l’a pas suivie sur ce point et, dans un arrêt du 3 avril 2001 (3ème section), elle conclut à la violation de l’article 3 de la Convention. Le manque de surveillance et d’information psychiatrique sur la situation du fils de la requérante révèle une déficience dans la prise en charge médicale d’un détenu connu comme étant un sujet à risque. L’imposition d’une peine disciplinaire, dans ces conditions, constitue bien un traitement inhumain et dégradant (§ 115). En revanche, dans l’affaire Bollan c/Royaume-Uni, qui concernait le maintien d’une détenue dans sa cellule pour des raisons disciplinaires, conduisant à son suicide, la décision d'irrecevabilité de la Cour du 4 mai 2000 (3ème section) se fonde sur le fait que les éléments recueillis au cours de l’enquête ont confirmé qu’il n’y avait pas de raison de penser qu’elle risquait de se suicider ; en outre, la réclusion, dans sa propre cellule, fut de courte durée.

 

3) L’absence de justification

 

Dans l’arrêt Labita c/Italie (6 avril 2000, Grande Chambre), la Cour rappelle que lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, “ l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 ” de la Convention (§ 120).

 

C. L’établissement des faits et la preuve

 

Il s’agit, en ce qui concerne l’article 3, de la question la plus difficile et sans doute la plus importante[6]. En cette matière, comme nous l’avons vu, le CPT est moins tenu par l’établissement des faits dans le chef d’un requérant individuel et peut donc pointer et identifier des situations structurelles plus larges. Cependant, la Cour “ allège ” en quelque sorte la charge qui lui incombe à la fois par le substitut de la violation procédurale et par l’application au contexte carcéral de la présomption utilisée dans l’arrêt Tomasi c/France du 27 août 1992 (§§ 108-111) et dans l’arrêt Ribitsch c/Autriche du 4 décembre 1995 (§ 34).

 

Dans l’arrêt Labita c/Italie du 4 avril 2000 (Grande Chambre), le requérant fut arrêté car on le soupçonnait, sur base de déclarations de repenti qui ne furent cependant pas corroborées par la suite, d’appartenir à la mafia. Il prétend avoir fait l’objet de mauvais traitements (gifles, coups, insultes et mesures d’intimidation) qui étaient systématiques dans cette prison à ce moment. Même si cette situation fut confirmée par le juge d’application des peines, les poursuites pénales furent suspendues à défaut de pouvoir identifier les auteurs. Par une courte majorité (neuf voix contre huit), la Cour a conclu à la non-violation de l’article 3 sous son angle substantiel : dans la mesure où le requérant n’a pas produit d’éléments de preuve à l’appui de ses allégations, la Cour ne dispose pas d’indices suffisants lui permettant de conclure que celui-ci a été soumis à des mauvais traitements physiques et psychologiques. En revanche, à l’unanimité, la Cour a conclu à une violation procédurale de l’article 3 : les plaintes du requérant pouvaient être considérées comme des soupçons plausibles de mauvais traitements, ce qui exigeait une enquête officielle effective. Si certaines investigations furent menées, la Cour n’est cependant pas convaincue qu’elles aient été suffisamment approfondies et effectives pour remplir l’exigence de l’article 3 de la Convention. Certes, la limite de ce type d’approche, comme le note Fl. Massias, pourrait être de mettre en place un système de violation à deux vitesses : “ une qui qualifie et une autre qui évite la qualification ”[7]. Toutefois, bien utilisée, c’est-à-dire non pour abaisser le niveau d’exigence d’un droit indérogeable mais pour accroître le niveau de protection, cette approche peut trouver à s’appliquer lorsque le requérant est dans l’impossibilité matérielle ou morale d’établir la réalité des faits qu’il allègue. Dans certains cas, il peut courir des risques sérieux s’il dénonce les traitements qu’il a subis ; dans d’autres, il ne peut établir ces faits sans la coopération de l’État mis en cause ; dans d’autres encore, il peut être incapable, en raison de son état mental, de décrire ce qu'il a subi ; enfin, certains mauvais traitements, tels les insultes, les menaces ou les humiliations, ne laissent pas de traces physiques se prêtant à un examen médical. D’une certaine manière, comme le note G. Smaers, la composante négative de l’article 3 (l’interdit) est étendue en une obligation positive de la part des autorités, ce qui traduit aussi la subsidiarité du contrôle européen : il appartient en premier lieu aux juridictions internes d’assurer le respect des droits de l'Homme et, partant, d’apprécier les faits et de peser les éléments recueillis. Ainsi que l’observe Fr. Sudre, il en résulte que l’article 3 impose une double obligation, l’une substantielle, l’autre procédurale, même si le jeu de cette dernière peut être limité par son absorption dans l’article 13 de la Convention (le droit à un recours effectif)[8].

 

En ce qui concerne la charge de la preuve et, plus particulièrement le renversement de la charge de la preuve, l’évolution amorcée se poursuit dans l’arrêt Satik et autres c/Turquie du 10 octobre 2000 (1ère section) où la Cour conclut à une violation substantielle de l’article 3 de la Convention. En l’espèce, les requérants protestèrent contre la fouille à laquelle voulaient procéder des employés de la prison alors qu’ils attendaient d’être conduits à la Cour de sûreté de l’État pour y être jugés. Ils soutiennent que l’administration de la prison demanda l’aide aux gendarmes qui devaient les accompagner pendant le trajet et que ceux-ci, ainsi que les membres du personnel de la prison, les agressèrent avec des matraques et des planches. Le gouvernement soutient que les prisonniers, en résistant à la fouille, tombèrent dans l’escalier et se blessèrent contre les murs, les marches et la rampe. La Cour décide que le principe selon lequel il incombe à l’État de fournir une explication plausible des blessures que présente une personne qui était en bonne santé au moment de son arrestation, s’applique également dans le contexte carcéral. A contrario, il revient donc à l’Etat concerné d’apporter la preuve qu’il n’est pas responsable des blessures constatées, comme la Cour le rappelle, avec un haut degré d’exigence, dans l’arrêt Caloc c/France du 20 juillet 2000 (§ 92). En l’espèce, l’explication du gouvernement s’accorde mal avec la nature des blessures consignées dans les rapports médicaux. En outre, lorsque l’administration pénitentiaire sollicite une aide extérieure pour faire face à un incident dans une prison, il doit exister une forme de surveillance indépendante afin d’assurer que les auteurs du recours à la force rendent compte de leurs actes. A cet égard, la Cour constate qu’après une décision initiale de ne pas poursuivre, le dossier de l’affaire disparut ; toutefois, quatre ans plus tard, en l’absence du dossier, les autorités prirent la décision de ne pas poursuivre. La Cour estime que le fait que les autorités n’aient pas veillé à ne pas perdre des pièces importantes du dossier ne peut que passer pour une carence extrêmement grave de l’enquête et l’absence de dossier fait douter du bien-fondé de la décision de ne pas poursuivre qui a été prise en fin de compte. En l’absence d’explication plausible de la part des autorités en ce qui concerne les blessures des requérants, force est de conclure qu’ils ont été frappés par des agents de l’État, comme ils l’allèguent. Ce traitement s’analyse en une violation de l’article 3.

 

Enfin, quant au contenu de la preuve et au niveau de celle-ci, dans l’arrêt Labita c/Italie du 4 avril 2000, la Cour exige que la preuve soit rapportée “ au-delà de tout doute raisonnable ”. Dans l’arrêt Satik c/Turquie du 10 octobre 2000, la Cour rappelle encore “ qu’elle adopte le critère de la preuve au-delà de tout doute raisonnable ” mais elle ajoute “ qu’une telle preuve peut résulter de la coexistence d’indices forts, clairs et concordants ainsi que de sérieuses présomptions de fait ” (§ 55).

 

3 • Le droit à la liberté et à la sûreté

 

L’article 5 de la Convention est la seule disposition qui concerne de manière spécifique la détention. Elle est structurée en trois parties : le principe, les exceptions, les garanties procédurales.

 

A. Le principe : “ Nul ne peut être privé de sa liberté ”

 

Différentes affaires pendantes devant la Cour (Kelly c/Royaume-Uni, R. Smith c/Royaume-Uni, M. Reilly et 7 autres requêtes c/Royaume-Uni, 3ème section) concernent, sous le visa de l’article 5 § 1, un dispositif qui existe dans le Crime (Sentences) Act 1997 selon lequel une peine de prison à vie sera (shall) imposée à un adulte reconnu coupable d’une seconde infraction grave (“ two strikes you are out ”), “ à moins que des circonstances exceptionnelles ” n’existent qui justifient de ne pas imposer une telle peine. Une prison à vie dans ce contexte signifie que l’auteur de l’infraction accomplit une période punitive (punitive / deterrent period) qualifiée de “ tariff ”, suivie par une période de détention à durée indéterminée, qui se termine seulement lorsqu’il n’est plus considéré comme étant un danger pour le public. Le détenu est alors libéré sous condition (on licence) ce qui signifie que pour le reste de sa vie il est susceptible de devoir réintégrer la prison sur décision du parole board, s’il viole une des conditions qui ont été imposées à sa mise en liberté. Cette disposition pose la question de la détermination de la peine et, partant, d’une éventuelle privation arbitraire de liberté. En fait, soutient le requérant, comme les circonstances exceptionnelles sont extrêmement rares, la peine d’emprisonnement à vie devient en quelque sorte automatique, imposée sans prendre en considération des questions telles que le délai qui a séparé les deux infractions, l’âge du délinquant au moment de la première infraction, les circonstances qui entourent la commission de l’infraction ou le caractère proportionné de la peine d’emprisonnement à vie à l’infraction, au délinquant ou à la situation. Cela pourrait conduire à une peine disproportionnée et, partant, la section 2 de la loi de 1997 n’assurerait pas la protection garantie par l’article 5 contre une privation arbitraire de liberté.

 

La requête Stafford c/Royaume-Uni a fait l’objet d’une décision de dessaisissement en faveur de la Grande Chambre (4 septembre 2001) et elle est donc actuellement pendante devant la Cour. Le requérant avait été libéré “ on licence ” mais avait été “ rappelé ” en prison pour subir une détention à vie en raison du fait qu’il avait commis une nouvelle infraction, en l’espèce une fraude qui était sans relation avec le risque d’une délinquance violente. D’autres requêtes (Wynne c/Royaume-Uni ; Waite c/Royaume-Uni ; Waller et Vale c/Royaume-Uni) sont en attente d’examen de la décision de la Grande Chambre.

 

B. Les exceptions

 

1) La détention après condamnation (art. 5 § 1 a)

 

Il importe d’observer que la Cour donne, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, une signification autonome à la notion de détention après condamnation qui recouvre, en fait, toutes les formes de privation de liberté dans le cadre du processus judiciaire. Toutefois, le but de la détention doit être l’exécution d’une décision de privation de liberté prise par un juge, même si la Cour ne se prononce pas sur le but de la peine privative de liberté, son exigence portant sur le caractère régulier de la détention.

 

Par ailleurs la notion de détention après condamnation ne vise pas seulement un déroulement chronologique mais également une relation entre la décision du juge et l’enfermement, en ce sens qu’il doit “ exister un certain lien entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de détention ” (Aerts c/Belgique, 30 juillet 1998, § 46). En affirmant un lien entre la privation de liberté et les modalités d’exécution de la peine, la Cour reconnaît implicitement le droit à subir une détention dans un établissement approprié. Ainsi, par exemple, la détention d’un malade mental n’est légale que si elle est effectuée dans un hôpital ou une institution appropriée. De manière plus générale, cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme pose la question de l’application des peines. Dans la mesure où l’on observe, dans certains pays, des commissions chargées de gérer l’exécution des mesures et des sanctions pénales, le Conseil de l’Europe pourrait favoriser le développement de ce type d’instance.

 

La requête Labita c/Italie, déjà évoquée, posait aussi, sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, la question du délai pour l’exécution d’une décision de mise en liberté. En l’espèce, le requérant soutenait avoir subi une détention illégale pendant douze heures après son acquittement. En concluant à la violation de cette disposition, la Cour a estimé que le retard dans la libération du requérant n’a été provoqué que partiellement par la nécessité d’accomplir les formalités administratives dues à l’absence de l’employé du bureau de matricule. Dans ces circonstances, le maintien en détention du requérant, après son retour à la prison, ne constituait pas un “ début d’exécution ” de l’ordre de libération et ne relevait d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention.

 

Notons, enfin, que la Cour est saisie, au titre de l’article 5 § 1 de la Convention, d’un grief qui fait valoir une erreur de calcul des autorités judiciaires dans la détermination de la durée d’une détention (Pezone c/Italie, décision de communiquer du 11 janvier 2000, 2ème section).

 

2) La détention provisoire (art. 5 § 1 c)

 

L’affaire Vittorino et Luigi Mancini c/Italie concerne le retard dans leur transfert d’une prison, lieu de détention provisoire, vers le domicile, lieu de l’assignation à résidence. En l’espèce, estimant qu’il n’y avait pas de risque suffisant de récidive pour justifier le maintien en détention provisoire, le juge décida d’y substituer une mesure d’assignation à résidence. Le transfert de la prison dans laquelle les requérants étaient détenus vers le lieu de leur assignation à résidence s’effectua néanmoins avec un retard de plus de six jours. Compte tenu de leurs effets et de leurs modalités, la Cour estime que la détention en prison comme l’assignation à domicile constituait pour les requérants une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. En ce qui concerne le problème du retard pris par les autorités dans le remplacement de la détention carcérale par une mesure de sûreté moins sévère, à savoir une assignation à résidence, la Cour estime que cette affaire se distingue des autres affaires qui concernent le retard dans la mise en liberté des requérants (§ 17). Par ailleurs, la Cour considère “ que des différences importantes existent entre l’affaire Ashingdane (Ashingdane c/Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985) et la présente affaire. En effet, même s’il est vrai que dans certaines circonstances le transfert d’un hôpital psychiatrique à un autre peut entraîner une amélioration significative de la situation générale de l’intéressé, il n’en demeure pas moins qu’un tel transfert n’implique aucune mutation du type de privation de liberté à laquelle un requérant est soumis. Il en va autrement en ce qui concerne le remplacement de la détention en prison par l’assignation à domicile, car dans ce cas il y a modification de la nature du lieu de détention, qui passe d’un établissement public à une habitation privée. A la différence de l’assignation à domicile, la détention dans un pénitencier implique l’insertion dans une structure globale, le partage des activités et des ressources avec d’autres détenus et un contrôle rigide, de la part des autorités, des aspects principaux de la vie quotidienne. ” (§ 19). Dès lors, la Cour “ estime que la situation dénoncée par les requérants tombe dans le champ d’application de l’article 5 § 1 c) de la Convention ” (§ 20). Quant au fond, “ la Cour rappelle que la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif et que seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition ” (§ 23). Si un certain délai dans l’exécution d’une décision de remise en liberté est normal et souvent inévitable, les autorités doivent cependant essayer de le réduire au maximum (§ 24). Dans ces conditions, le retard dans le transfert des requérants de la prison où ils étaient détenus à leur domicile n’est pas compatible avec l’article 5 de la Convention.

 

3) La détention d’un aliéné (art. 5 § 1 e)

 

La requête J.M. c/Royaume-Uni, actuellement pendante devant la Cour, soulève la question du maintien en détention dans un hôpital psychiatrique, pendant un peu plus de trois ans, dans les conditions suivantes. En 1995, le Mental Health Review Tribunal estima que la requérante ne souffrait plus d’une maladie mentale exigeant sa détention. Il assortit néanmoins son élargissement d’une condition relative au lieu de sa résidence, qui devait être approuvée par le responsable médical et un travailleur social. A défaut de remplir cette condition, sa libération conditionnelle a été déférée jusqu’en 1998.   

 

4) La détention d’un alcoolique (art. 5 § 1 e)

 

Dans l’arrêt Varbanov c/Bulgarie du 5 octobre 2000 (4ème section), la Cour a constaté une violation de la Convention dans la situation suivante. Ayant reçu des plaintes concernant le comportement menaçant du requérant, le procureur ordonna, après une enquête, de le conduire de force dans un hôpital psychiatrique pour qu’il y reste interné pendant vingt et un jours en vue d’un examen psychiatrique. La Cour estime que la privation de liberté d’une personne considérée comme aliénée ne saurait être conforme à l’article 5 § 1 e) si elle a été ordonnée sans l’avis d’un médecin. La forme et la procédure adoptées à cet égard peuvent varier selon les circonstances ; dans les cas d’urgence, il se peut que cet avis ne soit obtenu que juste après l’arrestation mais, dans tous les autres cas, il doit l’être avant. Lorsqu’il n’est pas possible de faire autrement, par exemple lorsque la personne concernée refuse de se prêter à l’examen, il faut au moins qu’un médecin procède à une évaluation sur la base du dossier. De plus, cette évaluation médicale doit porter sur l’état mental actuel de la personne concernée et non pas seulement sur son passé. En l’espèce, le requérant a donc été interné sans qu’un médecin ait été consulté. S’il est vrai que le but de l’internement était de le faire examiner, une évaluation préalable de la part d’un psychiatre, au moins sur base des documents disponibles, était à la fois possible et indispensable. En effet, le requérant n’avait aucun antécédent psychiatrique et personne n’a prétendu que l’affaire revêtait un caractère d’urgence. Bien que le requérant ait été conduit dans un hôpital psychiatrique où il a été examiné par des médecins, rien n’indique que l’on ait demandé à ces derniers s’il fallait l’interner pour examen puisqu’un procureur avait déjà décidé de le faire interner sans avoir pris d’avis médical. Il s’ensuit donc qu’il n’a pas été prouvé de manière fiable que le requérant était aliéné. Il ne s’agissait donc pas d’une détention régulière.

 

La requête Hutchison Reid c/Royaume-Uni actuellement pendante devant la Cour concerne également le maintien en détention dans un hôpital psychiatrique. En l’espèce, il fut établi par les psychiatres que le requérant (qui avait été déclaré coupable de meurtre) souffrait d’une déficience mentale exigeant son internement dans un hôpital psychiatrique. Aux termes de la loi de 1984 sur la santé mentale, une personne atteinte de troubles mentaux persistants caractérisés par un comportement anormalement agressif ou gravement irresponsable doit être remise en liberté si l’internement par un hôpital n’est pas propice à son traitement ou si le traitement dispensé dans cet établissement n’est pas nécessaire à sa santé et à sa sécurité ou à la protection d’autrui. En 1985, le requérant fut libéré sous condition et transféré dans un hôpital ouvert. En 1986, il fut arrêté après avoir tenté d’enlever un enfant. Il fut condamné à trois mois d’emprisonnement, les psychiatres ayant estimé que son internement dans un hôpital psychiatrique serait inefficace eu égard au caractère incurable de ses troubles de la personnalité. Après avoir purgé sa peine, il fut renvoyé en hôpital psychiatrique par le ministre, en application de la loi de 1984, sur recommandation d’un médecin. Le requérant essaya d’obtenir une autorisation de quitter l’hôpital, s’appuyant sur de nombreux rapports psychiatriques établissant qu’il ne souffrait pas d’un trouble mental justifiant le maintien de son internement en raison de son caractère incurable. En droit interne, son recours fut rejeté, de même que sa demande consécutive du contrôle juridictionnel.

 

Enfin, la requête Witold Litwa c/Pologne qui a fait l’objet d’un jugement de la Cour le 4 avril 2000 (4ème section) précise que la détention d’un alcoolique, au sens de l’article 5 1 e) de la Convention vise, dans ce cas, les personnes dont le comportement représente une menace.

 

C. Le contrôle judiciaire

 

Le droit à un contrôle judiciaire porte, quant à lui, sur la régularité et la légalité de la détention (art. 5 § 4). L’exigence d’un tel contrôle est aujourd’hui particulièrement critique et sensible par rapport aux mesures de sûreté, souvent de durée indéterminée, prises à l’endroit des récidivistes, des malades mentaux et des mineurs ainsi que par rapport aux longues peines. La plupart de ces mesures ont comme dénominateur commun la dangerosité de l’auteur des faits.

 

Les requêtes T. et V. c/Royaume-Uni, qui ont fait l’objet de deux arrêts de la Grande Chambre du 16 décembre 1999, concernent la détention de deux mineurs condamnés “ pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté ”. En l’espèce, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir pas eu, à ce jour, la possibilité de faire examiner la légalité de leur maintien en détention par un organe judiciaire, tel que la Commission de libération conditionnelle. La Cour constate que la période punitive (tariff) de la peine a été fixée par le ministre de l’Intérieur, sans qu'aucun contrôle judiciaire ne se trouve incorporé à la peine prononcée par le juge de première instance. Une fois la période punitive purgée, les enfants qui sont détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté doivent pouvoir, en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention, faire examiner, périodiquement, la question de leur dangerosité et donc la légalité de leur maintien en détention par un organe judiciaire. Or, en l’espèce, les requérants n’ont jamais eu cette possibilité puisque la décision du ministre de l’Intérieur a été annulée par la Chambre des Lords et qu’aucune période punitive n’a été fixée depuis lors. Comme les requérants n’ont pu faire examiner la légalité de leur détention par un organe judiciaire depuis leur condamnation en novembre 1993, la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

 

Dans l’affaire Downing c/Royaume-Uni, qui concernait également l’absence de contrôle d’une détention “ pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté ” après l’expiration de la période punitive (tariff), les parties sont parvenues à un règlement amiable (arrêt du 6 juin 2000, 3ème section).

 

L'arrêt Curley c/Royaume-Uni du 28 mars 2000 (3ème section) concerne cette fois le contrôle de la détention par la Commission de libération conditionnelle. En l’espèce, le requérant fut reconnu coupable, à l’âge de dix-sept ans, de meurtre et condamné à une peine d’emprisonnement “ pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté ”. La période punitive (tariff) de sa détention fut fixée à huit ans. Après celle-ci, la Commission de libération conditionnelle procéda à plusieurs contrôles et recommanda que l’intéressé fut libéré au bout d’un an. Le ministre ne suivit toutefois pas cette recommandation mais le requérant se vit refuser l’autorisation de demander le contrôle juridictionnel de la décision du ministre. La Cour constate à l’unanimité une violation de l’article 5 § 4 de la Convention : avant sa libération, qui est intervenue par après, le requérant n’avait pas pu obtenir un contrôle d’un tribunal offrant les garanties nécessaires puisque la Commission de libération conditionnelle n’avait pas la compétence d’ordonner sa libération.

 

4 • Le droit à un procès équitable

 

A. L’accès à un tribunal

 

La requête E.G. Walter c/Autriche, actuellement pendante devant la Cour, concerne le droit d’accès à un tribunal. En l’espèce, le requérant, qui était détenu au moment des faits, se plaint qu’il a été empêché d’introduire, dans le délai requis, un droit de réponse dans une revue qui avait publié un article le concernant, en raison des lenteurs de l’administration pénitentiaire à poster son courrier.
 

B. Une accusation en matière pénale

 

La Cour est actuellement saisie de plusieurs requêtes concernant, au Royaume-Uni, les procédures disciplinaires en prison (Clarke c/Royaume-Uni, Gaskin c/Royaume-Uni, Whitfield c/Royaume-Uni)[9]. Celles-ci constituent-elles une “ accusation en matière pénale ” au sens de l’article 6 de la Convention, ouvrant le droit aux exigences du procès équitable, notamment les droits de la défense ? Notons, en France, la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l’administration qui “ permet de faire rentrer l’avocat au prétoire de discipline pour défendre les intérêts de son client poursuivi disciplinairement ”[10].

 

Les affaires Ezeh et Connors c/Royaume-Uni, qui constituent sans doute des leading cases, ont été plaidées devant la Cour (3ème section) et elles ont fait l’objet d’une décision de recevabilité du 30 janvier 2001. En l’espèce, le premier requérant a été condamné, pour langage menaçant à l’endroit d’un agent de probation, à quarante jours supplémentaires de détention, tandis que le second requérant, convaincu de voies de fait contre un agent pénitentiaire, a été condamné à sept jours supplémentaires. Dans les deux cas, aucun des deux requérants n’a été assisté par un avocat lors de la procédure disciplinaire qui s’est déroulée devant le directeur de la prison. L’application de l’article 6 de la Convention est donc subordonnée aux critères traditionnellement utilisés par la Cour pour déterminer la nature autonome de l’accusation en matière pénale, et notamment la qualification en droit interne, la nature de l’infraction et la sévérité de la peine. La question est toutefois plus complexe en raison de la nature même de ces jours supplémentaires. En fait, les jours supplémentaires auxquels les deux requérants ont été condamnés constituent des jours qui s’ajouteront à la peine à partir du moment où le détenu peut être libéré. Alors qu’auparavant le détenu bénéficiait seulement du privilège de rémission et pouvait être condamné à une perte de rémission par le directeur de la prison, le Criminal Justice Act de 1991 lui donne un droit à la libération à partir d’un certain seuil. Si la libération peut être considérée comme un droit, les jours supplémentaires auxquels les requérants ont été condamnés peuvent être considérés comme une privation de liberté supplémentaire qui s’ajoute à la peine initiale. Dans ce cas, il y aurait présomption que l’article 6 s’applique sauf si la peine en l’espèce ne saurait “ causer un préjudice important ” (arrêt Engel et autres c/Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82).

 

Concernant encore la recevabilité ratione materiae, une nouvelle question se pose à la Cour et elle concerne l’exécution de la peine et ses modalités. La jurisprudence de la Cour est actuellement fixée en ce sens que les garanties de l’article 6 s’appliquent au sentencing stage de la procédure pénale mais non point à la phase d’exécution de la peine. Néanmoins, des nouvelles requêtes entendent aller plus loin et, sous le visa de l’article 6 § 1, se plaignent de l’absence d’équité, de caractère contradictoire ou de publicité des procédures en matière de libération conditionnelle, de permission de sortie, de libération sous probation ou d’exécution de la peine selon un régime particulier. L’ensemble de ces requêtes pose la question de savoir si les procédures concernant l’exécution des peines, très largement judiciarisées aujourd’hui dans la plupart des pays du Conseil de l’Europe, sont susceptibles de rentrer dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention.

 

C. Une cause entendue publiquement

 

Dans la requête Riepan c/Autriche, concernant un procès tenu dans l’enceinte d’une prison, la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (arrêt du 14 novembre 2000, 3ème section). En l’espèce, le requérant purgeait une peine d’emprisonnement pour meurtre et vol qualifié et, pendant sa détention, une procédure pénale fut engagée contre lui pour menace grave à l’encontre du personnel pénitentiaire. Aux termes de celle-ci, il fut condamné par le tribunal régional qui avait siégé dans la prison elle-même. En appel, il fit valoir que l’audience n’avait pas été publique puisqu’elle avait eu lieu dans la “ partie fermée ” de la prison à laquelle les visiteurs n’ont accès que moyennant une autorisation spéciale et qu’elle s’était tenue dans une pièce trop petite pour accueillir un éventuel public. Après une audience publique qui s’est déroulée, cette fois, dans les locaux de la cour d’appel elle-même, cette dernière écarta le recours estimant que toute personne intéressée aurait été autorisée à assister au procès.

 

Si la Cour s’est déjà penchée sur l’exigence de publicité des audiences (notamment dans les matières du contentieux disciplinaire, des recours en cassation ainsi que dans certaines procédures propres aux Ordres des médecins), aucun de ses arrêts n’avait jusqu’à présent abordé la question spécifique de la publicité dans les procédures pénales ordinaires. Or, s'agissant du jugement de détenus considérés comme dangereux, la question revêt dans de nombreux pays une certaine actualité.

 

La Cour rappelle les exigences de la publicité des audiences, telles qu’elles résultent notamment de l’arrêt Pretto et autres c/Italie du 8 décembre 1983 : “ La publicité de la procédure des organes judiciaires visés à l’article 6 § 1 protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes fondamentaux de toute société démocratique au sens de la Convention ” (§ 21). Certes, la publicité des audiences n’implique pas nécessairement que celles-ci se déroulent dans un lieu ad hoc, tel une cour ou un tribunal. Cependant, l’utilisation d’un autre lieu, et a fortiori d’une prison, affaiblit le caractère public puisqu’elle accroît le risque garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Pour respecter l’exigence de publicité, la tenue du procès pénal dans un autre lieu doit dès lors impliquer que des mesures soient prises pour compenser, le cas échéant, le déficit de fait de la publicité des débats. Ces mesures pourraient consister, par exemple, à assurer une accessibilité effective du public à la salle d’audience ou encore à faire des démarches actives pour informer le public du lieu et de la date des débats.

 

En l’espèce, la publicité n’était pas officiellement exclue et ni le fait que le procès se déroulât dans l’enceinte de la prison, ni le fait que les spectateurs éventuels auraient dû se soumettre à des contrôles d’identité et de sécurité n’ont privé l’audience de son caractère public. Mais il fallait toutefois, dans ce cas, que le public puisse s’informer de la date et du lieu de l’audience et qu’il eût aisément accès à celle-ci. La tenue d’une audience dans un endroit auquel le grand public ne peut accéder constitue en soi un grave obstacle à la publicité et met l’État dans l’obligation de prendre des mesures de manière à ce que le public et les médias soient dûment informés et bénéficient d’un accès effectif. En l’espèce, hormis l’annonce habituelle de l’audience, aucune mesure particulière ne fut adoptée. En outre, les conditions dans lesquelles l’audience allait se dérouler n’incitaient guère le public à y assister. Dès lors, la Cour estime que l’audience ne répondait pas à la condition de publicité.

 

Quant à la question de savoir si l’absence de publicité pouvait se justifier, celle-ci pose la question des limitations : les limitations aux exigences de publicité sont-elles justifiées par des raisons de sécurité ? Certes, dans l’arrêt Campbell et Fell c/Royaume-Uni du 28 juin 1984, la Cour a estimé que le transport des inculpés hors de la prison “ imposa aux autorités de l’État un fardeau disproportionné ” (§ 86). Toutefois, il s’agissait dans ce cas d’une juridiction disciplinaire qui exerce d’habitude ses attributions contentieuses à l’intérieur de la prison, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. La Cour a estimé que si les questions de sécurité suscitaient apparemment des préoccupations, ni le tribunal saisi en première instance, ni la cour d’appel, ne les considérèrent comme assez vives pour commander une décision formelle excluant le public. Il en résulte dès lors que l’absence d’audience publique ne trouvait pas, en l’espèce, de justification suffisante.

 

Enfin, quant au point de savoir si l’audience devant la Cour d’appel a pu remédier à l’absence de publicité en première instance, eu égard notamment aux effets préjudiciables que cette absence de publicité a pu avoir sur l’équité de la procédure, seul un réexamen exhaustif de la cause en degré d’appel était susceptible d’y remédier. Or l’examen auquel se livra la Cour d’appel n’eut pas l’ampleur requise : si cette juridiction a pu réexaminer les questions de droit et de fait et apprécier à nouveau l’opportunité de la peine, elle n’a pas entendu de témoignage et n’a pas procédé à une nouvelle instruction de l’affaire. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’a pas été remédié en appel à l’absence d’audience publique.

 

D. Un tribunal indépendant et impartial

 

Dans les mêmes arrêts T. et V. c/le Royaume-Uni du 16 décembre 1999, la période punitive (tariff) imposée à un délinquant juvénile détenu pour la durée qu’il plaira à sa Majesté représente la période maximale à purger pour répondre aux impératifs de la répression et de la dissuasion. Après cette période, l’intéressé doit être libéré sauf s’il y a des raisons de croire qu’il est dangereux. La Cour estime, ainsi que l’a reconnu elle-même la Chambre des Lords dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel engagée par le requérant, que la fixation de la période punitive équivaut au prononcé d’une peine. Comme le ministre de l’Intérieur qui a décidé de la période punitive n’est manifestement pas indépendant de l’Exécutif, la Cour constate qu’il y a violation de l’article 6 § 1 d la Convention quant à la détermination de la peine des requérants.

 

E. Les facilités nécessaires à la préparation de la défense

 

Dans l’affaire Lanz c/Autriche (décision du 30 janvier 2001, 3ème section), le requérant se plaignait que les contacts avec ses avocats avaient été soumis à surveillance, pendant deux mois, par le juge d’instruction. Rattachant ce grief à l’article 6 § 3 b) de la Convention, la Cour rappelle que le droit d’un accusé de communiquer librement avec son avocat, sans la présence d’un tiers, fait partie des exigences fondamentales du procès équitable dans une société. Si l’avocat ne peut s’entretenir avec son client ni recevoir des informations ou des instructions confidentielles, son assistance perd une grande partie de son effectivité. Les raisons invoquées en l’espèce, le risque d’influencer les témoins ou de voir disparaître les documents, n’ont pas paru suffisantes pour justifier la mesure : en raison de la gravité de l’interférence dans l’exercice des droits de la défense, des raisons d’égale gravité doivent la justifier.

 

5 • Le droit au respect de sa vie privée et familiale et de sa correspondance

 

A. La vie privée et familiale

 

En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée et familiale des détenus, la jurisprudence de la Commission, notamment celle développée dans l’affaire X. c/Royaume-Uni (décision du 8 octobre 1982), “ fait son entrée ” dans la jurisprudence de la Cour[11]. Ce droit implique pour les détenus le maintien de contacts avec le monde extérieur en vue de leur réintégration dans la société. Ainsi, dans l’arrêt Messina c/Italie (n° 2) du 28 septembre 2000 (2ème section), le requérant condamné pour association de type mafieux et trafic de stupéfiants se plaignait d’une atteinte à l’article 8 de la Convention en raison des restrictions du nombre de visites (deux fois par mois) et des modalités de celles-ci (par voie vitrée). La Cour rappelle “ que toute détention régulière au regard de l’article 5 de la Convention entraîne par nature une restriction à la vie privée et familiale de l’intéressé. Il est cependant essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche ” (§ 61). Les restrictions apportées à ce droit constituent des ingérences qui doivent dès lors répondre à un besoin social impérieux et être proportionnées au but légitime poursuivi afin d’assurer un juste équilibre entre les exigences du maintien des liens familiaux et celles de l’intérêt général. Tel était le cas, en l’espèce, aux yeux de la Cour qui n’a pas constaté une violation de l’article 8 de la Convention.

 

Dans la requête Kalashnikov c/Russie qui a été plaidée devant la Cour (3ème section) le 18 septembre 2001, le requérant soulève, parmi d’autres, un grief du même ordre, dans la mesure où il soutient qu’il n’aurait pas été autorisé à voir sa femme et ses enfants depuis son placement en détention. Dans la décision partielle de recevabilité du 18 septembre 2001, la Cour rappelle l’obligation qui pèse sur les autorités pénitentiaires d’aider les détenus à maintenir des contacts effectifs avec les membres de leur famille, même si dans les circonstances de l’espèce elle estime que la restriction des contacts est proportionnée au but poursuivi. Dans cette même décision, il est important de signaler, en ce qui concerne la question des visites conjugales, que la Cour note avec intérêt le mouvement de réforme dans différents pays européens qui vise à améliorer les conditions de détention facilitant de telles visites. Elle considère cependant, dans l’état actuel des choses, que le refus de telles visites peut être considéré comme justifié.

 

B. La vie privée

 

La requête R.R. Allan c/Royaume-Uni, qui a fait l’objet d’une décision partielle de recevabilité du 28 août 2001, soulève une question nouvelle. En l’espèce, les autorités pénitentiaires avaient installé du matériel d’enregistrement des conversations et de surveillance vidéo dans les cellules d’un détenu et d’un codétenu aux fins d’obtenir des informations susceptibles d’apporter la preuve des infractions dont ils étaient soupçonnés. Le gouvernement a concédé, au regard des articles 8 et 13 de la Convention, que pareilles interférences dans la vie privée n’étaient pas prévues par la loi et qu’il n’existait pas de recours effectif en cette matière. Le prolongement de cette affaire soulève une question au regard de l’article 6 de la Convention : dans quelle mesure une preuve obtenue en violation de l’article 8 de la Convention rend-elle le procès inéquitable ?

 

C. La correspondance

 

Enfin, au regard de l’article 8 de la Convention, un nombre relativement important d’affaires, ces deux dernières années, concernent le contrôle de la correspondance des détenus, notamment avec les organes de la Convention. A cet égard, il est intéressant de noter les dispositions contenues dans l’Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l'Homme. L’article 3 § 2 dispose que, en ce qui concerne les personnes détenues, l’exercice du droit de correspondre librement avec la Cour implique notamment que : “ leur correspondance doit être transmise et leur être remise sans délai excessif et sans altération ; ces personnes ne peuvent faire l’objet d’aucune mesure disciplinaire du fait d’une communication transmise à la Cour par les voies appropriées ; ces personnes ont le droit, au sujet d’une requête à la Cour et de toute procédure qui en résulte, de correspondre avec un conseil admis à plaider devant les tribunaux du pays où elles sont détenues et de s’entretenir avec lui sans pouvoir être entendu par quiconque d’autre ”[12]. A cet égard, il convient d’observer que, dans certains cas, une ingérence dans la correspondance avec la Cour peut poser un problème non seulement au regard de l’article 8 mais aussi de l’article 34 de la Convention (Klyakhin c/Russie, décision du 3 avril 2001, 3ème section).

 

D’emblée, il importe évidemment de rappeler l’enseignement de l’arrêt Golder c/Royaume-Uni du 21 février 1975 : la détention implique comme seule privation celle de la liberté physique. Toutes les autres limitations doivent être soumises aux conditions de mise en œuvre des exceptions prévues à l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir légalité, légitimité et proportionnalité. Toutefois, les conditions de détention ne sont pas irrelevantes en ce qui concerne les limitations apportées aux droits fondamentaux. Ainsi, en ce qui concerne le contrôle de la correspondance, la Cour a estimé qu’il fallait tenir compte des exigences “ normales et raisonnables de l’emprisonnement ” (arrêt Campbell c/Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 45). Une position de cet ordre doit cependant, à mon sens, être elle-même limitée. Elle ne pourrait aboutir à ce que, s’agissant de personnes détenues, d’autres critères que ceux appliqués aux citoyens libres soient pris en compte. En effet, cela amènerait la Cour à réintroduire des limitations inhérentes au régime de détention.
 

1) Une ingérence

 

Dans la requête Touroude c/France, la Cour a pris une décision d’irrecevabilité (3 octobre 2000, 3ème section). En l’espèce, le requérant n’a en effet produit qu’une seule enveloppe, effectivement ouverte par les autorités pénitentiaires, pour étayer ses allégations sur l’existence de violations répétées du secret des correspondances. Certes, le secrétariat de la Commission et le greffe de la Cour faisant partie, d’après la législation interne, des autorités avec lesquelles le détenu peut correspondre, sous pli fermé, l’ouverture d’une de ses correspondances est contraire à la loi. Il en résulte dès lors que les communications entre les détenus et la Cour doivent être exemptées de toute restriction inutile. Toutefois, sur la quarantaine de correspondances échangées entre le requérant et la Cour, une seule de ses lettres a été ouverte “ par erreur ” et dans un établissement où le requérant venait d’être transféré. Il n’existe donc pas d’élément permettant de conclure à une volonté des autorités de s’immiscer dans les échanges entre le requérant et les organes de la Convention, ni à un dysfonctionnement du service du courrier susceptible d’être analysé, sans conteste, comme une ingérence dans le droit au respect de sa correspondance.

 

2) Prévue par la loi

 

Les différentes affaires signalées ici concernent des régimes particuliers de détention justifiés notamment par l’appartenance supposée des requérants à des groupes mafieux.

 

Dans l’affaire Labita c/Italie, que j’ai déjà évoquée dans le contexte de l’article 3 et de l’article 5 § 1, le requérant se plaignait également de la censure de sa correspondance. La Cour conclut à la violation de l’article 8 dans la mesure où, selon les différents moments où le grief était allégué, un tel contrôle n’était pas fondé sur des dispositions légales pertinentes - donc n’était pas prévu par la loi - et était dépourvu de toute base légale.

 

Dans l’affaire Messina c/Italie (n°2) du 28 septembre 2000 (2ème section), déjà évoquée, qui concernait également l’implication du requérant dans des activités de type mafieux, la censure systématique de la correspondance par les autorités carcérales, en ce compris les lettres adressées à la Commission européenne des droits de l'Homme parvenues avec un visa de censure, a entraîné une violation de l’article 8 de la Convention pour les mêmes motifs (§ 83).

 

Deux autres affaires concernent, toujours en Italie, le régime spécial de détention pour les détenus ayant été condamnés pour des infractions graves. Dans l’arrêt Natoli c/Italie du 9 janvier 2001 (1ère section), la Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 8 de la Convention. En l’espèce, le requérant incarcéré depuis 1984 purgeait une peine de prison à perpétuité. En juillet 1992, le ministre de la Justice prit un arrêté imposant, pour un an, l’application d’un régime spécial de détention prévu par l’article 41 bis de la loi sur l’administration pénitentiaire. Sur cette base, la correspondance du requérant fut censurée et toute correspondance avec d’autres détenus fut interdite. Ce régime spécial de détention fut prorogé de six mois en six mois jusqu’en février 1997. Si l’interdiction de correspondre avec d’autres détenus fut abandonnée, en revanche la censure de la correspondance fut maintenue et des courriers adressés à la Commission européenne des droits de l'Homme ainsi qu’aux avocats du requérant attestent de cette censure. La Cour constate que pendant la période initiale d’application du régime spécial de détention (de juillet 1992 à janvier 1994), “ le contrôle de la correspondance du requérant se fondait sur l’arrêté du ministre de la Justice pris en application de l’article 41 bis de la loi sur l’administration pénitentiaire ” (§ 42). Or, par des arrêts de 1993, la Cour constitutionnelle italienne estima que le ministre de la Justice avait outrepassé ses compétences en prenant des mesures concernant la correspondance. Partant, la Cour estime que le contrôle de la correspondance du requérant pendant cette période n’était pas prévu par la loi. S’agissant de la période postérieure, le contrôle de la correspondance a été ordonné par le juge d’application des peines qui se fondait sur l’article 18 de la loi sur l’administration pénitentiaire. Or, dans les arrêts Calogero Diana c/Italie et Domenichini c/Italie du 15 novembre 1996, la Cour a estimé que cet article n’indiquait pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités compétentes. En outre, le projet de loi présenté au Sénat visant une modification législative en vue de se conformer à ces arrêts ne semble pas avoir abouti. S’il est vrai que le nouveau règlement des établissements pénitentiaires entré en vigueur le 6 septembre 2000 prévoit l’interdiction de censurer le courrier adressé à la Cour, cette modification législative ne touche pas l’article 18 de la loi sur l’administration pénitentiaire, une disposition qui est jugée comme constituant une base légale insuffisante. En conclusion, l’ingérence dans le droit pour le requérant au respect de sa correspondance n’était pas “ prévue par la loi ” au sens de l’article 8 de la Convention, conclusion qui rend superflu de vérifier, en l’espèce, le respect des autres exigences de l’article 8 § 2 (voy. aussi dans une situation quasi identique et dans le même sens l’arrêt Rinzivillo c/Italie du 21 décembre 2000, 2ème section, et l’arrêt Di Giovine c/Italie du 26 juillet 2001, 4ème section).

 

Dans la requête Demirtepe c/France (arrêt du 21 décembre 1999, 3ème section), le requérant qui purgeait comme condamné une peine d’emprisonnement, déposa plainte contre les autorités pénitentiaires pour violation du secret de la correspondance. Il soutenait que les courriers adressés par ses avocats aux autorités judiciaires ou à l’aumônier de la prison lui parvenaient ouverts. Saisi de la plainte, le juge d’instruction conclut qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre. Tout en considérant que l’élément matériel du délit était constitué, la Cour d’appel rejeta le recours du requérant en estimant qu’elle ne pouvait retenir une responsabilité collective du service du courrier de la maison d’arrêt, ni la responsabilité pénale de celui qui assumait la responsabilité du service. Quant à l’exception préliminaire du gouvernement, la Cour estime que les voies de recours internes ont été épuisées. D’une part, le gouvernement ne démontre pas en quoi la voie pénale choisie par le requérant n’était pas susceptible d’assurer une réparation de la violation constatée. D’autre part, en ce qui concerne le recours ouvert au requérant devant les juridictions administratives, la preuve de son efficacité n’a pas été apportée dans la mesure où les jugements des tribunaux administratifs portant sur le respect de la correspondance des détenus datent de 1997 alors que les griefs formulés par le requérant remontent à 1993. En outre, le Conseil d’État ne s’est jamais prononcé sur ce point. Quant au fond, l’ouverture de la correspondance du requérant constitue bien, dans les circonstances de l’espèce, une ingérence dans son droit au respect de sa correspondance. Comme le reconnaît d’ailleurs le gouvernement lui-même, cette ingérence est dépourvue de fondement légal et elle est, dès lors, injustifiée. La Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 8 de la Convention.

 

3) Nécessaire dans une société démocratique

 

Dans l’arrêt Peers c/Grèce du 19 avril 2001, la Cour conclut également à la violation de la Convention. Si la Cour admet que la censure de la correspondance du requérant avec les organes de la Convention était prévue par le Code pénitentiaire et poursuivait un but légitime, elle estime que les raisons invoquées - le risque d’introduire de la drogue dans la prison - ne sont pas suffisantes pour justifier l’ingérence (§§ 82-84).

 

Dans la requête Slavgorodski c/Estonie, un accord amiable est intervenu entre les parties (arrêt de radiation du rôle du 12 septembre 2000, 2ème section). Le requérant avait été condamné à une peine d’emprisonnement pour meurtre et, au cours de sa détention, les autorités pénitentiaires ouvrirent régulièrement sa correspondance, dont la remise fut retardée. L’intéressé faisait en particulier état de lettres du ministère de l’Intérieur, du parquet, du président et d’organisations internationales, dont la Commission européenne des droits de l'Homme, lettres qu’il a reçues ouvertes. Les parties sont parvenues à un règlement aux termes duquel le gouvernement exprime ses regrets pour l’ouverture de la correspondance avec la Commission et déclare, en outre, que l’arrêt de la Cour rayant l’affaire du rôle sera communiqué au président d’Estonie, au ministre de la Justice et aux autres autorités concernées.

 

Enfin, dans l’arrêt Valasinas c/Lituanie du 24 juillet 2001, la Cour constate que le gouvernement n’a fourni aucune raison qui pourrait justifier le contrôle de la correspondance du requérant avec la Cour, dont la confidentialité doit être respectée. Elle estime dès lors que pareille ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (§ 129).

 

6 • Le droit à un recours effectif

 

Dans la requête Keenan c/Royaume Uni (arrêt du 3 avril 2001, 3ème section), une double question se posait quant au grief de l’absence de recours effectif garanti par l’article 13 de la Convention. D’une part, le jeune détenu, qui s’est suicidé alors qu’il avait été placé en isolement cellulaire, disposait-il lui-même d’un recours en droit interne pour contester, notamment en raison de son état mental, un tel placement ? Alors que la décision disciplinaire prononcée révèle une violation de l’article 3 de la Convention, la Cour constate l’absence de tout recours susceptible de mettre en cause, voire d’annuler cette décision et elle conclut dès lors à une violation de l’article 13 de la Convention (§ 126). D’autre part, après son suicide, sa mère qui est la requérante devant la Cour disposait-elle d’un recours ? La Cour conclut aussi à la violation de l’article 13 en observant l’absence de recours compensatoire et surtout de recours susceptible d’établir la responsabilité, élément essentiel de réparation pour un parent en deuil (§§ 131-132).

 

La requête Younger c/le Royaume-Uni, actuellement pendante devant la Cour, soulève un grief du même ordre.

 

Enfin, dans la requête Shepelev c/Russie, également pendante devant la Cour, la question qui est notamment posée est celle de l’existence d’un recours effectif devant une autorité nationale contre les conditions précaires de détention. 

 

7 • Le droit à des élections libres et la liberté de circulation

 

Dans l’affaire Labita c/Italie (arrêt du 6 avril 2000, Grande Chambre), déjà souvent évoquée, un dernier grief portait sur le fait que, après l’acquittement, des mesures de sûreté qui avaient été ordonnées pendant la détention furent appliquées pendant trois ans (couvre-feu, interdiction de quitter le domicile sans en informer les autorités de tutelle, obligation de se présenter toutes les semaines à la police, interdiction de fréquenter les bars ou les réunions publiques ou de s’associer avec des personnes ayant des antécédents judiciaires). Le requérant fut en outre assigné à résidence et ses tentatives pour faire lever ces mesures sont restées vaines au motif que, si les preuves étaient insuffisantes pour le condamner, il y en avait assez pour justifier des mesures de sûreté. Ces mesures privèrent également le requérant de son droit de vote.

 

La Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 2 du Protocole n° 4. Le requérant a subi des restrictions très lourdes à sa liberté de circulation, qui s’analysent en une ingérence dans ses droits garantis par cette disposition. Certes, ces mesures étaient prévues par la loi et elles poursuivaient des buts légitimes, à savoir le maintien de l’ordre public et la prévention des infractions pénales. Si des éléments concrets recueillis au cours du procès, bien qu’insuffisants pour parvenir à une condamnation, peuvent néanmoins justifier les craintes raisonnables que l’individu concerné puisse à l’avenir commettre des infractions pénales, les motifs invoqués pour refuser de révoquer cette mesure après l’acquittement ne permettent pas de conclure que les restrictions étaient justifiées. Elles ne pouvaient dès lors être considérées comme nécessaires.

 

Quant à l’article 3 du Protocole n° 1, la Cour ne saurait douter que la suspension temporaire du droit de vote d’une personne sur qui pèsent des indices d’appartenance à la mafia poursuit un but légitime. Elle ne partage toutefois pas l’opinion du gouvernement selon laquelle les graves indices de la culpabilité du requérant n’avaient pas été démentis au cours du procès. Au moment de la radiation du requérant des listes électorales, il n’existait aucun élément concret permettant de le soupçonner d’appartenir à la mafia et la mesure ne peut donc être considérée comme proportionnée. La Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de la Convention.

 

Conclusion

 

Que pouvons-nous conclure, provisoirement, de ces rendez-vous des droits de l'Homme et de la prison ? Quels jalons poser ? Les situations se multiplient, se complexifient aussi. De nouveaux problèmes se posent, en relation avec l’usage accru des mesures et des sanctions dans un climat pénal marqué, depuis quelques années et de manière relativement convergente dans de nombreux pays, par le redéploiement de la sécurité et de la dangerosité, souvent dans un contexte d’urgence, ce qui à son tour invite à une réflexion renouvelée sur la place de la peine de prison et les fonctions qu’elle remplit[13].

 

La tâche de la Cour européenne des droits de l'Homme est donc de poursuivre, dans le champ clos de la prison, le contrôle rigoureux et continu des droits qui sont garantis par la Convention, à toute personne car les droits de l'Homme ne sont jamais “ acquis ”. Ils sont toujours à construire au plus près, au plus juste. Leur nature est de nous inviter à une vigilance constante, individuelle et collective.


 


* Je remercie très vivement Sylvie RUFFENACH pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée pour réunir la documentation nécessaire à la réalisation de ce travail. Cette contribution est une version abrégée d’un texte qui paraîtra dans l’ouvrage : L’institution d’un droit pénitentiaire, sous la direction de O. De Schutter et D. Kaminski, Paris, LGDJ, 2002. Elle reprend également, en partie, une intervention dans le cadre du DESS en droit de l’exécution des peines et droits de l’Homme dirigé par J.-P. Céré à l’Université de Pau et des pays de l’Adour et qui fera l’objet d’une publication “ Panorama européen de la prison ” aux éditions l’Harmattan.

[1] G. SMAERS, “ Een stille revolutie in Straatsburg : de rechtsbescherming van gedetineerden door het EVRM ”, Panopticon, 2000, pp. 7 et s. Sur l’ensemble de la problématique, voy. aussi A. RENAUD, Human rights in prison, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1986 ; G. SMAERS, Gedetineerden en mensenrechten, Anvers, Maklu, 1994 ; D. BIBAL-SERY, Prison et droits de l'Homme, Paris, ministère de la Justice, 1995 ; P. PEDRON, Prison et droits de l'Homme, Paris, L.G.D.G., 1995.

[2].M. HERZOG-EVANS, “ Le droit pénitentiaire : un droit faible au service du contrôle des détenus ? ”, in Approches de la prison, sous la direction de C. Faugeron, A. Chauvenet et Ph. Combessie, Bruxelles, De Boeck université, P.U. de Montréal, P.U. d’Ottawa, 1997, pp. 274 et s.

[3] J.-P. CERE, Le contentieux disciplinaire dans les prisons françaises, op. cit., pp. 224 et s.

[4] J.-P. CERE, “ Article 3 de la Convention européenne et détention prolongée d’une personne âgée et malade ”, Dalloz, Jurisprudence, 2001, n° 29, pp. 23-36.

[5] Voy. l’article 26 des Règles pénitentiaires européennes.

[6].Voy. N. SCHAUDER, La preuve de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants devant les organes de la CEDH, Strasbourg, Université R. Schuman, Institut d’études européennes, mémoire de DEA, sous la direction du professeur P. Wachsmann, septembre 2000.

[7] Fl. MASSIAS, “ Chronique internationale. Droits de l’Homme ”, Rev.sc. crim., 2000, pp. 666 et s.

[8] Fr. SUDRE, “ Droit de la Convention européenne des droits de l'Homme ”, J.C.P., 24 janvier 2001, p. 189, n° 7 et 8.

[9] En France, voy. J.-P. CERE, Le contentieux disciplinaire dans les prisons françaises et le droit européen, Paris, L’Harmattan, 1999 ; M. HERZOG-EVANS et J.-P. CERE, “ La discipline pénitentiaire : naissance d’une jurisprudence ”, Dalloz, 1999, Chronique, pp. 509-516 ; P. COUVRAT, “ L’originalité du droit disciplinaire dans les prisons ”, Archives de politique criminelle, 2000, pp. 85 et s. ; J.-P. CERE, M. HERZOG-EVANS et E. PECHILLON, “ Actualité jurisprudentielle du droit de l’exécution de peines ”, Dalloz, 2001, n° 7, pp. 562 et s.

[10] M. HERZOG-EVANS, “ La révolution pénitentiaire française ”(inédit).

[11] Fr. SUDRE, “ Droit de la Convention européenne des droits de l'Homme ”, J.C.P., 24 janvier 2001, n° 4, p. 193, n. 34.

[12] Accord européen concernant les personnes participant aux procédures devant la Cour européenne des droits de l'Homme, Strasbourg, 5 mars 1996.

[13] Fr. TULKENS et M. van de KERCHOVE, Introduction au droit pénal. Aspects juridiques et criminologiques, 5ème éd., Bruxelles, Kluwer, 1999, pp. 456 et s.

 

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