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Actes de la Septième Session d'information (arrêts rendus en 2000, Cahiers du CREDHO n° 7)

Sommaire...

Affaire Cha'are Shalom Ve Tsedek | Débats

 

 

Liberté de religion et abattage rituel de la viande

 

 

L'arrêt Cha'are Shalom Ve Tsedek c/ France

du 27 juin 2000

 

par

 

Patrice Rolland

Professeur à l'Université de Paris XII (Saint-Maur)

 

 

 

 

Parce que l'abattage rituel israélite déroge aux règles ordinaires en cette matière, il est soumis en France à un agrément ministériel. Celui-ci est accordé de fait à une association, l'ACIP, qui regroupe une grande majorité de la communauté juive. L'association requérante qui pratique l'abattage rituel de la même façon que l'ACIP, entend cependant le faire elle-même au motif que cette dernière n'a pas les mêmes exigences de contrôle post mortem et qu'ainsi la viande qu'elle atteste n'est pas "glatt". C'est le refus d'agrément, dont la légalité a été reconnue par le juge administratif, que l'association requérante a porté devant la Cour

 

La décision rendue par la Cour, en Grande Chambre, se présente de façon très classique quant à la structure du raisonnement. Après avoir estimé qu'il n'y avait pas d'ingérence, la Cour a considéré que la discrimination n'était pas établie. Ce faisant, la décision prend le contre-pied de l'avis de la Commission qui, dans son rapport du 20 octobre 1998, avait à une très large majorité (14 voix contre 3) estimé qu'il y avait eu une discrimination. Quant à la minorité de la Cour, elle s'est renforcée pour estimer qu'il y avait une violation de l'article 14 : le refus de reconnaître une ingérence étant acquis par 12 voix contre 5 et celui de la discrimination par 10 voix contre 7. Mais alors que la Commission avait exclusivement examiné la question de la discrimination sans se demander s'il y avait eu une ingérence, la Cour va prendre la question depuis le départ. Estimant que le mécanisme de l'agrément en vue de pratiquer l'abattage rituel ne constituait pas une ingérence, elle en déduit qu'il n'y a pas à rechercher la légitimité des motifs de la décision administrative de refus d'agrément. Sans être tout à fait conséquente avec son raisonnement principal, la Cour envisagera cependant le cas où il y aurait, malgré tout, ingérence, pour répondre de sa légitimité au regard des principes de la Convention (§ 84). Il n'y a pas non plus de violation de l'article 14 car la différence de traitement est de faible portée et que, si elle existait, elle serait objective et raisonnable.

 

Il y a donc une véritable discussion sur le problème de la discrimination. La façon dont la Cour élargit l'approche de l'affaire l'a conduit à dégager quelques principes généraux sur les rapports de l'État et des religions. Au-delà des considérations de fait liées à l'affaire, il est donc possible de s'interroger principalement sur trois questions : se demander s'il y a une ingérence conduit à examiner le rapport entre la liberté religieuse et la neutralité de l'État ; se demander s'il y a discrimination exige qu'on s'interroge sur le pluralisme (religieux) et ses éventuelles limites ; toutes ces réponses sont elles-mêmes commandées par la conception que se fait la Cour de l'étendue de son contrôle juridictionnel.

 

 

Y a-t-il eu une ingérence ? : liberté religieuse et neutralité de l'État

 

À cette question correspondent trois attitudes différentes : la Commission ne l'a même pas soulevé ; la Cour a estimé qu'il n'y avait pas eu d'ingérence et que par conséquent le contrôle de sa légitimité du but de la mesure ne se posait pas (§ 84) ; la minorité de la Cour a considéré qu'il y avait eu ingérence du simple fait du refus d'agrément ce qui veut dire, à y regarder de plus près, qu'il y a ingérence du seul fait de la discrimination. Pour décider ou non de l'existence d'une ingérence, il fallait répondre à deux questions sous-jacentes.

 

La liberté religieuse et la neutralité de l'État exigent-elles une abstention de ce dernier ?

 

Pour comprendre les indications que donne la Cour, il est nécessaire de partir d'une question plus générale : pourquoi faudrait-il un agrément plutôt qu'un libre accès aux abattoirs (dans le respect des règles d'hygiène et de fonctionnement du service public) ? Autrement dit, l'abstention de l'État ne serait-elle pas la meilleure garantie de cette neutralité religieuse que la France invoque par ailleurs à juste titre ? La Cour rappelle à cette occasion un certain nombre de principes qui sont autant d'éléments de réponse à cette question.

 

Une action positive de l'État, plutôt qu'une abstention ou une ignorance, peut bien mieux conduire à une garantie effective de la liberté religieuse. La Cour note, par exemple, que "le décret de 1980, loin de restreindre l'exercice de la liberté de religion, vise ... au contraire à en prévoir et en organiser le libre exercice" (§ 76). L'opinion dissidente souligne son accord sur ce point. Contrairement aux apparences, le silence de la loi n'est pas nécessairement le meilleur moyen de respecter la liberté. De même, la Cour note qu'un régime dérogatoire, appelant donc un mécanisme d'agrément, peut avoir pour but de contribuer à l'intérêt général.

 

De façon plus générale, la Cour rappelle le principe selon lequel "l'organisation par l'État d'un culte concourt à la paix religieuse et à la tolérance" (§ 84). Aucune liberté ne peut se passer d'une organisation juridique et par là d'une intervention des pouvoirs publics. C'est à la lumière d'une telle constatation qu'il faut considérer les actions de l'État dans le domaine religieux.

 

Pour classique et justifié que soit le rappel de ces principes généraux, il n'indique pas concrètement et par soi quelles actions positives de l'État sont compatibles avec la liberté de l'individu et la neutralité de la puissance publique. Ainsi, une procédure d'agrément n'est pas en soi une ingérence puisqu'elle contribue à organiser cette liberté et donc à la faire exister ; mais la question subsiste entière de savoir quels peuvent être les conditions concrètes et les motifs légitimes de refus ou d'accord de l'agrément.

 

Qui fixe le contenu et les limites de la liberté religieuse ?

 

Cette question se situe elle-même à la croisée de deux problèmes : jusqu'où peut-on pousser la logique interne d'une liberté ? On pourrait, en effet, partant du principe du droit individuel, lui donner toute son extension. Ceci reviendrait à laisser le soin aux croyants d'établir toutes les conséquences qu'ils attachent à leur liberté religieuse et à voir celles-ci consacrées ou reconnues d'office par les pouvoirs publics : par exemple ici, procéder soi-même à un abattage rituel considéré comme plus orthodoxe que d'autres. Par ailleurs, la Cour a rappelé l'existence d'un principe de neutralité interdisant à l'État de porter des jugements sur les questions religieuses qui rejoint absolument l'un des aspects fondamentaux de la laïcité de l'État français invoquée à juste titre par le gouvernement : "Le droit à la liberté de religion tel que l'entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l'État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d'expression de celles-ci." (Manoussakis, 26 septembre 1996, § 47). Comment peut-on combiner ce principe avec l'obligation d'un agrément pour accomplir un rite dont personne ne nie le caractère essentiel, ou avec celui d'une action ou décision des pouvoirs publics nécessitant qu'ils prennent parti dans des questions religieuses ? L'opinion dissidente insiste fortement sur ce point. À ses yeux, la priorité doit revenir, dans les missions de l'État, à l'organisation de la tolérance et au respect du pluralisme. Il ne s'agit pas de chercher à éviter un débat religieux (en donnant le pas à la majorité de la communauté sur la minorité), encore moins de prendre parti dans celui-ci. Ceci reviendrait à protéger un groupe contre un autre. Le principe essentiel, aux yeux de la minorité de la Cour, est donc qu'il faut laisser aux religieux le soin de juger de la gravité de l'ingérence dans leur droit. Concrètement, dans cette affaire, il s'agit de savoir dans quelle mesure il est possible de dissocier l'abattage de la fourniture de la viande rituelle et de considérer le second aspect comme accessoire et non couvert par la liberté religieuse.

 

La Cour répond à la question de savoir jusqu'où peut aller la liberté. Elle rappelle d'abord quelques principes généraux et fondamentaux concernant le contenu et l'extension de la liberté religieuse, droits qui ne posaient pas de problèmes dans le cas présent. Toute communauté de fidèles a droit à un statut juridique qui lui permette d'exercer les droits garantis au nom des fidèles (§ 72) ; elle doit donc, dans le cas présent, avoir le droit de contester le refus d'agrément (§ 74). C'est la consécration d'un droit à l'existence collective, et non seulement individuelle, d'une religion ou d'une conviction. La Cour rappelle, par ailleurs, ce que comprend le droit de manifester sa religion : le culte, l'enseignement, les rites, les pratiques. "Il n'est pas contesté que l'abattage rituel est un "rite", ... qui vise à fournir aux fidèles une viande provenant d'animaux abattus conformément aux prescriptions religieuses, ce qui représente un élément essentiel de la pratique de la religion juive" (§ 73). La Cour en déduit explicitement que ceci fonde un droit au recours sur le fondement de l'article 9 puisque "l'abattage rituel (doit) être considéré comme relevant d'un droit garanti par la Convention, à savoir le droit de manifester sa religion par l'accomplissement des rites.." (§ 74).

 

Sur le fondement de ces principes incontestables et qui ne faisaient pas l'objet de véritables problèmes dans cette affaire, la question se pose de savoir jusqu'où va la liberté religieuse et qui en détermine les contours exacts. En pratique, il faut se demander jusqu'où va le droit des croyants en ce qui concerne l'abattage rituel. La Cour reconnaît deux choses : l'abattage rituel est une manifestation essentielle de la liberté religieuse, mais le rite est suffisamment accompli dès lors qu'on peut se procurer de la viande rituelle "glatt" et il n'exige pas qu'on procède soi-même à l'abattage. La Cour prend donc parti sur le contour exact du rituel et accepte de juger de ce qui est encore attaché à la liberté religieuse et de ce qui n'en fait plus partie. Sans hésitation, elle tranche en considérant que la mesure qui interdit à l'association de procéder elle-même à l'abattage est moins importante que le fait de pouvoir s'en procurer : "... le droit à la liberté religieuse... ne saurait aller jusqu'à englober le droit de procéder personnellement à l'abattage rituel et à la certification qui en découle" (§ 82). La minorité considère au contraire que le juge n'a pas à se substituer à l'appréciation des fidèles dès lors qu'il s'agit de questions religieuses (op. diss. p. 27). Le gouvernement français ne veut pas s'immiscer dans une controverse dogmatique mais il accepte de donner priorité à l'interprétation d'une autorité religieuse (le Grand Rabbin de France) sur d'autres, ce qui revient à une immixtion de fait dans ce débat (§ 66). Mutatis mutandis, la même question se pose lorsque le gouvernement français qualifie de purement commerciale et financière l'activité de l'association, alors qu'on pourrait aussi bien faire valoir que la taxe d'abattage constitue une partie importante des ressources qui permettent à l'association de soutenir ses activités religieuses.

 

 

Y a-t-il eu discrimination ? : le pluralisme et ses limites

 

Le respect du pluralisme est une obligation évidente rappelée depuis longtemps par la Cour comme conséquence du caractère démocratique de l'ordre européen institué par la Convention. La question précise est plutôt de savoir dans quelle mesure l'État est tenu de donner au pluralisme religieux la totalité de son extension et de ses moyens d'expression. Dans cette affaire, le point en débat était de savoir si l'État devait reconnaître les mêmes droits à la moindre communauté religieuse minoritaire ou dissidente par rapport à la communauté majoritaire. Le gouvernement invoquait ainsi son droit de juger de la représentativité d'une association au sein de la communauté juive et son droit d'éviter une multiplication des agréments dérogatoires.

 

Le pluralisme a-t-il des limites ?

 

L'obligation de pluralisme, dans ce contexte religieux, est renforcée par la neutralité de l'État. La Cour a d'ailleurs implicitement confirmé l'importance de ce pluralisme lorsqu'elle reconnaît le droit pour une "communauté de fidèles" de se constituer juridiquement (§ 72) et qu'elle admet qu'un organisme religieux qui se constituerait ultérieurement a le droit de demander l'agrément accordé à d'autres antérieurement (§ 78). On a interprété la solution de la Cour comme une limite au pluralisme[1]. L'État ne serait pas obligé de donner aux groupes minoritaires la totalité des droits accordés aux grands groupes religieux. Le gouvernement français avait plaidé que la multiplication des agréments au profit de communautés religieuses sans représentativité suffisante risquerait de porter atteinte au bon fonctionnement du service public.

 

On peut noter tout de même un certain manque de cohérence concrète dans cette affaire entre l'obligation de pluralisme et la neutralité de l'État. Il y a bien un monopole de fait de l'abattage rituel confié à l'association majoritaire dans la communauté juive. Ceci correspond en pratique à une prise de position de l'État français sur les conditions d'abattage rituel orthodoxe, qui retient l'interprétation du Grand Rabbin de France. Il est ainsi conduit à prendre indirectement parti dans une querelle purement religieuse alors qu'il affirme à juste titre ne pas devoir et ne pas vouloir le faire.

 

Pluralisme et discrimination

 

Il n'y a de discriminations que si les associations concernées sont dans la même situation. De très nombreux arguments de fait semblent montrer que les deux associations n'étaient pas dans une situation vraiment différente. La Commission avait longuement examiné ce problème. La minorité de la Cour reprend un certain nombre d'arguments : même statut d'association cultuelle et mêmes activités religieuses, même technique d'abattage, même perception d'une taxe d'abattage, même respect des règles d'hygiène (op. diss. p. 28-29). Mais la question est peut-être de savoir si, en matière religieuse, le pluralisme ne conduit pas à avoir des critères de nature un peu différente concernant la similitude des situations, en particulier concernant la représentativité et le nombre des fidèles appartenant à la communauté.

 

La Cour examine très rapidement la question de la discrimination alors que la totalité de l'avis de la Commission portait sur ce seul point. Elle conclut que "la différence de traitement qui en est résultée est de faible portée" (§ 87). Cette conclusion se déduit de l'effet limité du refus d'agrément à supposer qu'il constitue une ingérence. On aurait ainsi une sorte d'application de l'adage de minimis non curat praetor.

 

 

Le contrôle juridictionnel du but de l'ingérence

 

Alors que la Cour avait exclu qu'il y ait eu une ingérence, elle accepte cependant d'envisager l'hypothèse d'une ingérence et d'en contrôler la légitimité. Cette remarque de la Cour pourrait presque être traitée comme un obiter dictum. C'est pourtant le véritable terrain sur lequel la question aurait dû être placée et traitée : y a-t-il des limites d'ordre public à la liberté religieuse et en particulier à la liberté des rites ? l'État français en rapporte-t-il la preuve ?

 

La Cour se contente en pratique d'un contrôle juridictionnel "minimum"

 

En apparence, la Cour effectue un contrôle classique du but de la mesure, ici d'un refus d'agrément. Deux finalités générales pouvaient justifier sans peine la mesure prise par le gouvernement français : la protection de l'ordre public, et en particulier de l'hygiène et de la santé publique, et d'autre part, comme l'indique la Cour en prenant appui sur la mission générale de tout État, le fait d'organiser l'exercice d'un culte qui a pour effet de contribuer à la paix religieuse et à la tolérance.

 

En réalité, deux raisons ont conduit la Cour à ne pratiquer qu'un contrôle minimum. Elle a d'abord reconnu que l'État dispose d'une marge d'appréciation. La formule est, en un sens, banale car il est très rare qu'une décision puisse être réduite à une compétence liée. Mais, dans cette affaire, la Cour répond à un argument du gouvernement français. Celui-ci avait souligné que deux éléments relevaient de sa marge d'appréciation, échappant donc à un contrôle de la Cour : la qualification des activités de l'association requérante, en l'occurrence jugées purement commerciales, et d'autre part, l'appréciation de la représentativité de l'association qui n'aurait eu qu'une faible audience dans la communauté juive en France (§ 69). Le gouvernement en déduisait son droit de ne pas favoriser la prolifération des titulaires d'un agrément dérogatoire aux règles ordinaires de l'abattage des animaux. Mais la raison essentielle de ce judicial restraint tient au constat de la difficulté de la matière : la marge d'appréciation est justifiée aux yeux de la Cour "notamment pour ce qui est de l'établissement des délicats rapports entre l'État et les religions" (§ 84). Le juge européen établit ici en pratique ce qu'on appelle en droit administratif français un contrôle minimum dont l'effet est de réduire le contrôle juridictionnel à l'erreur manifeste d'appréciation. La Cour énonce, en effet, que la mesure prise par l'État "ne saurait être considérée comme excessive ou disproportionnée" (§ 84). Le résultat est qu'on aboutit à un contrôle purement abstrait et formel des motifs d'ordre public et de santé ou hygiène publique invoqués par le gouvernement. À aucun moment le gouvernement n'indique précisément en quoi la prolifération des agréments porterait effectivement atteinte à ces buts d'ordre public ou au bon fonctionnement des abattoirs. La minorité de la Cour (op. diss. p. 29) a repris l'argument de la requérante qui faisait remarquer sans être contredite que les agréments étaient bien plus nombreux pour les associations musulmanes qui ne sont pas fédérées de la même façon que les associations israélites. Les pratiques d'abattage étant identiques, la discrimination devenait patente en l'absence des preuves d'une atteinte effective ou d'un risque suffisant d'atteinte à l'hygiène publique par les pratiques de cette association.

 

Il est difficile de comprendre pourquoi la Cour a adopté, dans cette affaire, le principe d'un contrôle restreint des motifs de la décision administrative. Le droit administratif français a établi le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation lorsque la difficulté d'appréciation était d'ordre technique ou matérielle. On ne voit pas la difficulté particulière que représente l'établissement de rapports juridiques ; ou alors c'est tout régime de liberté et dans quelque domaine que ce soit qui présente ce type de difficulté. À moins que la Cour ne veuille prendre en compte une difficulté proprement politique. C'est l'interprétation que donne J.F. Flauss : le "profil bas "de la Cour vient de ce qu'elle ne veut pas "mettre à mal les options constitutionnelles ou/et législatives retenues par les États en matière d'exercice de la liberté religieuse"[2]. Il y aurait une crainte de la Cour à intervenir dans des équilibres acquis au fil de l'histoire. De fait, on a déjà pu noter un certain conformisme de la Cour à l'égard de certaines solutions nationales en matière religieuse où les principes sont irréprochables mais où la marge d'appréciation laissée aux autorités nationales paraissait trop importante compte tenu du caractère fondamental de la liberté en cause[3].

 

 

Conclusion

 

Le débat ne semble pas avoir été placé par la Cour sur le bon terrain juridique. Elle-même n'est pas exempte de contradiction lorsqu'elle renonce logiquement à examiner le bien fondé du refus d'agrément puisqu'il ne constituait pas une  ingérence et qu'elle traite tout de même de la question au cas où il y aurait eu ingérence. Elle a donc bien senti une difficulté. Il aurait fallu, partant du principe de neutralité de l'État par rapport aux débats et questions religieuses, éviter de discuter et de qualifier les activités de l'association requérante ; ceci conduisait, en effet, nécessairement à entrer dans des débats et qualifications qui relevaient du débat religieux interne à la confession israélite. Le véritable terrain sur lequel il fallait situer le débat du point de vue de l'État est celui de la protection de l'ordre public. Là est la véritable mission de tout État face à n'importe quelle liberté. Aucune d'entre elles, y compris les plus fondamentales, ne peuvent échapper au respect de l'ordre public. L'argument du gouvernement français était de ce point de vue imparable. Mais il était nécessaire, en contrepartie, que le juge effectue un contrôle complet des motifs sous peine de laisser au gouvernement une marge d'appréciation telle qu'elle risque de porter atteinte voire de nier concrètement la liberté en cause.

 

Il faut donc conclure avec la Commission et la minorité de la Cour qu'il y a bien eu discrimination. L'association requérante ne se distinguait pas de celle qui avait reçu l'agrément ni quant à la technique d'abattage qui ne faisait donc courir pas plus de risques pour l'hygiène publique, ni quant à la méthode de financement de son activité d'abattage rituel et à sa finalité religieuse (entretien des différentes œuvres cultuelles et culturelles de l'association). Le gouvernement n'a apporté aucune preuve d'un risque particulier propre à cette association. Le principe de non-prolifération des agréments n'a qu'une vérité abstraite et ne peut venir en concours avec la liberté religieuse dont l'abattage rituel fait partie. Le véritable enjeu était de mesurer la portée de la discrimination subie par les deux associations en raison d'un agrément accordé ou refusé. Elle est effectivement faible si on se place seulement du point de vue pratique (la possibilité de se procurer de la viande "glatt"). Par contre, du point de vue symbolique, c'est une véritable discrimination. Or, c'est ce dernier point de vue qui doit l'emporter lorsqu'il s'agit de liberté religieuse dès lors que l'ordre public matériel est respecté.



[1] Cf. J.F. Flauss, "CEDH et droit des libertés" AJDA, 20 décembre 2000, p. 1016.

[2] Chronique précitée, p. 1015.

[3] Cf. P. Rolland, "Le fait religieux devant la Cour européenne des droits de l'Homme", in Du droit interne au droit international. Le facteur religieux et l'exigence des droits de l'Homme, Mélanges Raymond Goy, Publications de l'Université de Rouen, 1998, passim et notamment pp. 277-278 et 285.

 

 


 

Débats

 

 

Michele DE SALVIA

 

Ce que je peux dire, c’est que vous avez vu juste...

 

Paul TAVERNIER

 

On pourrait ouvrir une brève discussion sur ces deux affaires qui, même si elles sont d’exception, méritent qu’on s’y arrête. Jean-Paul Costa n’a pas pu venir et le regrette beaucoup. Il serait sûrement intervenu aussi sur l’affaire Maaouia qui n’est pas une affaire qui ne règle pas définitivement le problème, comme M. Bitti nous l’a suggéré.

 

Catherine TEITGEN-COLLY

 

En ce qui concerne  l’affaire Maaouia, le raisonnement retenu par la Cour pour écarter, tant au titre de la matière civile que pénale, l'application des garanti es de l'article 6, paraît discutable en plus d'un point.

 

S'agissant du refus d'appliquer l'article 6 au titre de la matière civile, parce que la mesure d'interdiction du territoire ne porterait pas sur une contestation de "caractère civil", la Cour se fonde, comme vous l'avez rappelé, sur le fait qu'en adoptant le Protocole n° 7 concernant des garanties spécifiques aux procédures d'expulsion, les Etats auraient clairement marqué leur volonté de ne pas inclure ces procédures dans le champ de l'article 6. Par cette analyse, la Cour paraît assimiler le Protocole 7 à une réserve à la Convention. On peut s'en étonner si l'on note que, l'article 7 du Protocole 7 prévoit exactement l'inverse, à savoir que "les Etats parties considèrent les articles 1 à 6 du présent Protocole comme des articles additionnels à la Convention et toutes les dispositions de la Convention s'appliquent en conséquence", cette disposition est d'ailleurs logique car les garanties procédurales offertes aux étrangers par le Protocole 7 sont à la fois différentes et plus réduites que celles résultant de l'article 6. Ce raisonnement de la Cour surprend d'autant plus que celle-ci se montre justement, lorsqu'elle est confrontée à des réserves des Etats, de plus en plus soucieuse de les encadrer strictement pour ne pas amoindrir la portée de la Convention. De surcroît, l'invocation en l'espèce du Protocole 7 paraît inadéquate puisque celui-ci vise les mesures d'expulsion des étrangers en situation régulière, or était en cause ici une mesure d'interdiction du territoire d'un étranger en situation irrégulière.

 

S'agissant du refus d'appliquer l'article 6 au titre de la matière pénale, parce que la mesure d'interdiction du territoire ne relèverait pas de cette matière, la Cour, dont on sait quelle conception autonome elle a de cette matière, se fonde ici à la fois sur le fait que la mesure d'interdiction du territoire ne revêt pas en général un caractère pénal dans les Etats membres, qu'elle est susceptible d'y être prise par une autorité administrative et qu'elle a une finalité préventive. Cette solution est surprenante à plus d'un titre, d'abord parce qu'elle ne porte pas attention au fait que le droit français considère cette mesure comme pénale car elle est prononcée par le juge pénal et constitue une peine accessoire d'une infraction pénale, ensuite parce qu'elle ne tient pas compte de l'évolution de la qualification des mesures prises à l'égard des étrangers dans la jurisprudence constitutionnelle, notamment du caractère de sanction reconnu à des mesures d'interdiction du territoire alors même que leur prononcé avait été confié par la loi à une autorité administrative (décision du 13 août 1993) ou encore du retrait de carte de séjour et de résident aux employeurs de main-d'œuvre étrangère en situation irrégulière (décision du 22 avril 1997), enfin parce qu'elle déroge à l'évolution général e de la jurisprudence de la Cour européenne elle-même marquée par une conception  extensive de la matière pénale.

 

En vérité, le raisonnement de la Cour paraît guider par sa volonté d'exclure ce contentieux du champ de l'article 6, volonté qui paraît reposer non pas simplement sur une raison technique, comme la crainte de son engorgement puisque déjà le contentieux des étrangers constitue une part importante du contentieux de la Cour, mais plutôt sur une raison de fond, préserver la souveraineté des Etats dans les procédures qu'ils mettent en œuvre à l'égard des étrangers.

 

Michele DE SALVIA

 

Concernant l’applicabilité de l’article 6, c’est un problème qui a surgi au milieu des années 70 et on s’est référé aux travaux préparatoires qui eux-mêmes se réfèrent aux travaux préparatoires des Pactes qui étaient en gestation dès 1946, et là on s’est référé à une prise de position de Mme Roosevelt. On remonte ainsi un peu loin... De cette réflexion, la Commission, à l’époque, et la Cour ensuite, en a déduit que les Etats n’avaient donc pas voulu étendre l’applicabilité de l’article 6 et donc la judiciarisation à un ensemble de matières qui relevaient de la puissance publique et pour lesquelles l’Etat gardait un droit souverain pour lequel il ne fallait pas l’enfermer dans un cadre judiciaire précis. Ceci concernait les procédures fiscales, les droits dits politiques, mais il y a aussi d’autres droits, le droit disciplinaire par exemple, qui n’est ni civil ni pénal, sauf lorsque les procédures empiètent sur une matière qui relève du droit privé. La Cour se pose le problème. Le fait même que cette question ait été décidée par une Grande Chambre montre que la nouvelle Cour, composée à présent pour plus de la moitié de juges nouveaux, c’est-à-dire qui n’ont pas connu l’expérience de la Commission et de l’ancienne Cour, s’est posée le problème, mais finalement ils ont estimé qu’il ne fallait pas changer les choses. En fait, j’aurais été personnellement plus satisfait si on s’en était tenu strictement à la jurisprudence de la Commission, qui avait une certaine valeur, et qui était peut-être plus lisible et compréhensible. Mais il faut aussi voir qu’en Europe ce problème relatif à la police des étrangers est un problème sérieux. Je m’éloigne un peu du terrain purement jurisprudentiel, mais il y a dans certains pays des millions et des millions d’étrangers. Est-ce qu’on va contraindre les Etats à judiciariser toutes les procédures ? Je note, en passant, que ce problème est un problème de procédure, mais pour l’étranger, il s’agit d’un problème de fond. Si quelqu’un estime qu’on le renvoie de France, ou d’ailleurs, et que ceci empiète sur un droit substantiel garanti par la Convention, il lui est loisible de soulever le problème au titre de la vie privée, familiale, traitements dégradants, traitements inhumains. Par exemple, et c’est un des cas actuellement pendants devant la Cour, si un étranger, un Chinois en Hongrie, s’oppose à sa remise aux autorités chinoises parce qu’il craint la peine de mort, c’est un problème qui relève de l’article 3, même si l’article 6 à la limite ne s’applique pas.

 

Paul TAVERNIER

 

J’ajouterai que cet article 6, malgré sa grande utilité pour la protection d’un certain nombre de droits, est très critiquable quant à sa rédaction. Je l’avais déjà écrit. Il n’y a aucune justification d’exclure le procès équitable de toute une série de contentieux. La Cour utilise bien sûr des arguments de texte et des arguments d’opportunité, mais on ne voit pas pourquoi le principe du procès équitable ne s’appliquerait pas d’une manière beaucoup plus générale. D’ailleurs en droit interne français, les principes qui correspondent aux règles du procès équitable sont largement appliqués, depuis fort longtemps. Par ailleurs, dans la jurisprudence communautaire, le domaine de l’article 6 est très large, en tout cas plus large que celui qui est reconnu à Strasbourg (en particulier en matière de droit de la concurrence[1]).

 

Sur l’affaire Cha’are Shalom, on n’a pas épuisé le sujet, mais peut-être l’auditoire.. C’est une affaire extrêmement intéressante. Toute une jurisprudence se développe, notamment en matière de minorités, au sein des religions. Il y a l’affaire Hassan.et Tchaouch c/Bulgarie pour le culte musulman[2], il y a aussi une affaire concernant la Grèce, et une autre la Moldova...



[1] Voir P. Tavernier, "Faut-il réviser l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme ? (A propos du champ d'application de l'article 6)", pp. 707-720, in Mélanges en hommage à Louis-Edmond Pettiti, Bruxelles : Bruylant, 1998, XXIV + 791 p.

[2] Voir notre commentaire au Journal du droit international, n° 1, 2001, pp. 211-214.

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